Le verre du Vendredi

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Pour la première fois depuis qu'il était au lycée Antoine eu mal au ventre lorsque la sonnerie de 12h25 retentit dans les couloirs du lycée. D'habitude il vivait ce moment comme une libération qu'il attendait avec une impatience terrible depuis le milieu de la matinée.
La dernière sonnerie du matin! Un peu comme celle qui ouvre les portes des chevaux de courses sur les hippodromes : la grande galopade vers la cantine pouvait commencer! Ce jour-là pourtant, Antoine avait presque la nausée à l'idée de se rendre au réfectoire avec les autres.

Il ne faisait pas très froid pour un vendredi de novembre, l'affiche sur la porte du self annonçait "Oeufs florentines - épinards". Antoine suivit sans dire un mot le groupe des demi-pensionnaires jusqu'à l'escalier qui menait au restaurant scolaire.

-Tu ne dis rien Antoine, ça ne va pas? demanda Clémence.

-Si, si, je suis un peu barbouillé ce matin et l'idée des œufs florentines ne m'aide pas énormément.

-C'est clair! C'est dégueu, je m'en tire avec du pain en sauçant la béchamel mais sinon c'est juste écœurant! fit Estelle avec une moue dégoutée.

Antoine rempli alors son plateau comme un automate : de la macédoine mayonnaise en entrée, son plat d'œufs à la béchamel, un morceau de cantal et une coupelle de salade de fruits en boîte pour le dessert. A la fin du rail, sa main se mit à trembler au moment où il plaçait sur son plateau le pain, les couverts et le verre. Il réprima un haut-le-cœur en déposant le petit contenant transparent dans le coin en haut à droite de son plateau.

Le groupe prit place dans la salle et Clémence entama joyeusement le rituel du repas en retournant son verre sur le plateau :

-Vendredi ! Le jour du Métier ! voyons, voyons... 

Elle prit le verre sous le regard silencieux de ses camarades et inspecta le fond avec sérieux.

-J'ai eu 8 métiers ! Dit-elle joyeusement.

Puis elle rempli son verre d'eau, bu d'un trait et attendit que chacun se prononce avant de commencer son repas

-8, dit Arthur.

-11, enchaîna Estelle.

Il y en eu 14 pour Alexandra, 9 pour Cynthia, 28 pour Chloé et 32 pour Justine. Quand le tour d'Antoine vint il joua le jeu à la perfection même si sa voix chevrota un peu:

-18 pour moi, mentit-il.

Tout le monde rempli son verre et se mit à manger avec bonne humeur comme un vendredi midi parmi tant d'autres.

Pas Antoine.

Il ne toucha presque pas à son plateau. La peur lui tordait le ventre. À la fin du repas lorsque tout le monde fut d'accord pour quitter la salle de cantine il prétexta une soif subite pour laisser passer les autres devant lui, quand ils furent hors de vue il glissa discrètement le verre dans son sac et reprit son plateau pour le débarrasser.

Après les cours il avait couru sans s'arrêter pour rentrer chez lui, lui qui avait tendance à faire des crises d'asthmes ne s'était pas retourné une seule fois, il avait enjambé les marches des escaliers quatre à quatre et s'était enfermé à clef dans sa chambre. Après avoir prit un moment pour reprendre son souffle il ouvrit son armoire et retira de derrière les T-shirt ses larcins de la semaine. Antoine aligna avec soin et précaution les quatre verres sur son bureau puis, après avoir essuyé la sueur sur son front, il retira de son sac le cinquième et dernier verre de la semaine pour le placer à côté des autres. Le verre du Vendredi.

  Le jeune homme avait réfléchi plusieurs fois avant de se décider à les dérober. Il s'était dit que ça se verrait, il avait eu peur de se faire prendre ou d'éveiller la curiosité d'un de ses amis. Au fond il était un peu fier de lui, il s'était découvert un talent de voleur, un coté mauvais garçon qu'il ne soupçonnait pas.

Antoine était un garçon sans histoires qui entamait sa dernière année de lycée, un élève correct qui préparait le bac sans viser la mention. Un bac littéraire en poche pour suivre un cursus littéraire ensuite. Antoine n'avait jamais été un scientifique, encore moins un matheux, son truc à lui c'était les lettres, les mots, la langue.

Les chiffres étaient venus à lui.

Ça avait commencé dès la rentrée mais il ne s'en rendit compte que vers le début du mois d'octobre. Le même rituel chaque midi: le lundi le verre annonçait leur âge et les adolescents riaient et se prenaient à envisager leur vie avec quelques années de plus ou de moins.
Le mardi les verres donnaient le nombre d'enfants qu'ils étaient supposés avoir et cela soulevait parfois des questions embarrassantes pour les garçons comme pour les filles.
Chaque mercredi ils découvraient combien de maris ou de femmes la vie leur apporterait.
Le compte de leurs animaux domestiques était établi tous les jeudis et certaines auraient préféré que ce soit des diamants ou des sacs à main de luxe.
Le vendredi était le jour du métier. On pouvait s'imaginer être tour à tour vétérinaire, marchand de glace, star de cinéma ou vendeur de voitures, et on s'empressait de le remettre dans le contexte des chiffres de la semaine.

Le jeu était devenu aussi grisant que celui de "imagine si tu gagnes au loto". Les verres leur inventaient une vie loufoque, rêvée, drôle et inattendue, les chiffres faisaient cela, les commentaires des uns et des autres affinaient leurs scénarios.

Ce rituel avait beaucoup fait rire Antoine au début, ses talents pour la comédie et la facilité avec laquelle il prenait la parole en public en avait fait un maître pour orchestrer le jeu chaque midi.

Et puis un lundi il avait eu un doute, et ce doute avec persisté tout au long de la semaine et de la semaine d'après : Antoine avait chaque semaine les mêmes nombres.

Le lundi il avait 16 ans. Le mardi il avait 3 enfants. Chaque mercredi il s'était marié 12 fois. Le jeudi le rendait propriétaire de 25 chiens. Le vendredi il avait exercé 7 métiers différents.

Pour être certain de ne pas être complètement cinglé, Antoine s'était mis à photographier son verre en début de chaque repas en prétextant un projet d'art plastique.
Après trois semaines de photographies il les avait montrées à sa cousine étudiante en arts appliqués en lui demandant son avis sur son "projet". Elle lui avait dit que l'idée était intéressante mais que de photographier les cinq mêmes verres chaque fois était un drôle de parti pris artistique, même si ça se défendait.
La critique de sa cousine ne l'intéressait pas mais après cette conversation il était certain d'une chose : il n'était pas dingue, les verres répétaient chaque semaine invariablement les même chiffres.

Bien assis dans le fauteuil de son bureau Antoine prit chaque verre l'un après l'autre. Il les observa sur toutes leurs faces.
Rien.
Les verres ne présentaient strictement aucun intérêt, pas de brillance particulière, pas de dessin ni de message emprisonné à l'intérieur de la matière, quelques rayures dues au temps et les habituelles traces de calcaire dues aux incessants lavages. C'était des verres de cantine qui ressemblaient plus que tout autre à des verres de cantine. Seul la redondance cyclique des chiffres était hors norme. Il dû passer plus d'une heure à les tourner dans tous les sens et  à les regarder mais il ne découvrit rien d'anormal dans les petits gobelets.

La mère d'Antoine l'appela pour venir mettre la table. Il interrompit ses réflexions et empila vendredi dans jeudi, les plaça dans mercredi, puis rempli mardi et se servit de lundi comme du socle final de son édifice de pyrex.
Une légère secousse fit trembler sa construction, il y eu un léger déplacement, comme si les objets avaient eu besoin de bouger d'un millimètre ou deux pour trouver un axe d'emboîtement parfait, un petit cliquetis et chaque verre semblait alors exactement à sa place. Les verres s'étaient mis en place d'eux-même sans qu'Antoine ne touche à rien. Il resta muet devant sa pile de timbales de cantine la bouche entrouverte et les yeux ronds pendant  un long moment avant que sa mère ne le rappelle à l'ordre en bas des escaliers.

Antoine enveloppa sa précieuse vaisselle dans un vieux pull de laine et les cacha avec soin au fond de son armoire. Il la ferma à clef et descendit pour aider sa mère à préparer le dîner.

NDA

Un grand merci à @@Paolaer07 pour la couverture!

Le Code DuralexOù les histoires vivent. Découvrez maintenant