Chapitre I

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Isulka n'avait jamais brillé par sa chance au jeu.

Cela ne l'empêchait cependant pas de miser des sommes bien au-delà de ses moyens, avec les conséquences que l'on pouvait imaginer. Ce soir ne différait hélas guère, si ce n'était que les individus qui hantaient ce tripot ne représentaient pas la fine fleur de Paris. Le bouge se trouvait dans un sous-sol sombre, envahi par une chape de fumée grise et noire. Le sol collait, les tables étaient crasseuses et les cartes avaient manifestement souffert d'une vie de cruauté et d'abus. La reine de carreau, unique tête couronnée dans la main de la mageresse, avait perdu la moitié du crâne lors d'un ancien combat contre une cigarette.

Isulka, seule représentante de la gent féminine à cette table, était une créature dont la beauté s'avérait difficile à classer. Elle arborait trop de courbes pour se prétendre vestale, mais pas assez pour servir Ishtar. Sa poitrine n'évoquait plus la pureté de l'enfance, mais un Œdipe ne la trouverait pas assez maternelle. Un sourire défiant habitait ses lèvres rouges ni vraiment innocentes, ni résolument séductrices. Bleu-gris, ses yeux vifs perçaient et malmenaient ceux qu'elle observait, provoquant le malaise autant que le désir.

La jeune femme compta une énième fois les francs qu'il lui restait tout en grimaçant. Il était encore tôt et elle avait déjà perdu presque tous ses gains d'une semaine de spectacles. Dieu savait pourtant que ses démonstrations magiques pouvaient s'avérer dangereuses. Non pas qu'elle risquait de se blesser, son affinité avec le feu était bien trop grande pour cela, mais attirer l'attention de l'Église et des bien-pensants ne se révélait jamais une riche idée, même en 1888.

— Alors, ma rouquine, tu joues ou quoi ? lui demanda un gaillard à la barbe mal taillée et à l'haleine alcoolisée.

Elle contempla une dernière fois sa main, d'une triste pauvreté. Les autres joueurs affichaient un masque impénétrable, si bien qu'elle ignorait s'ils se sentaient confiants ou au bord du désespoir. Elle passa une main moite sur son pantalon en cuir dans le vain espoir de l'assécher, les dents serrées. Fallait-il jouer et risquer de tout perdre une nouvelle fois ? Ou arrêter les frais et rentrer, fière de mettre un terme à sa folie dépensière ?

La jeune femme était sur le point de succomber au démon du jeu quand elle entendit une voix criarde, mais malheureusement reconnaissable, écorcher la douce sonorité de son prénom :

— Mademoiselle Isulka.

Elle soupira et reposa les cartes, avant de ramasser les quelques francs qui lui restaient. Puis, elle se leva et se retourna, faisant face à son interlocuteur. Celui-ci s'était judicieusement placé devant les escaliers qui menaient à la sortie de l'estaminet.

Le petit homme possédait un visage de squale, au nez affreusement prépondérant sur lequel reposait une paire de lunettes que la mode parisienne aurait réprouvé. Il n'était pas seul, ce qui ne présageait rien de bon, d'autant que son compagnon devait bien mesurer dans les deux mètres, en longueur comme en largeur. Isulka le surnomma mentalement Rex, espérant qu'il ne morde pas.

— Mon cher Monsieur Occipis ! Quel plaisir de vous croiser ce soir, mentit-elle. J'allais justement passer vous voir.

Les autres joueurs firent tout leur possible pour ignorer la conversation, bien au fait de la réputation de l'usurier. Jamais ils n'interviendraient pour aider une jeune femme en danger, si les choses venaient à mal tourner.

— Ah oui ? Le hasard fait bien les choses, alors, car j'ai fait le chemin pour vous, Mademoiselle Isulka. Mais trêve de plaisanteries. Je suis un homme patient, vous ne m'enlèverez pas ça. Cela dit, il y a patience et patience, et je commence à croire que vous abusez de mes bonnes dispositions.

Isulka la Mageresse - La Pierre d'IsisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant