~ Chapitre 1 ~

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Quelque part, dans un monde, dans une ville, entre la Terre et le Ciel, tombait la nuit. Il fut un temps où cet acte quotidien était anodin, mais les années qui avaient passé entraînèrent le changement et la révolution d'un monde au fonctionnement peu commun. Si quelqu'un devait admettre que deux populations se partageaient un seul territoire sans jamais se rencontrer, me croiriez-vous ? Car ce n'était que la vérité. Le jour portait les chaînes sous la lumière du soleil. Il éclairait une société organisée et conditionnée jusqu'à la moelle. Il brillait sur des millions de vies grises, construites sur des coutumes, des habitudes conformistes et maladives. Un lieu où la différence vous rendait pire qu'un pestiféré dans la hiérarchie. On vivait le jour avec la logique et les règles du possible.

La lune, elle, renversait l'équilibre. Les gens du soleil ignorait tout de la nuit. Ils n'y étaient pas à leur place, en conséquence de quoi, on les forçait au sommeil.

Mais que cachait les ténèbres ?

Quelque part, dans l'ombre d'une grande chambre, s'étalaient de nombreux orphelins. Revêtant tous une combinaison blanche, le tissu froissé sous les draps. Ils demeuraient étrangement immobiles. Si jeunes et si vifs, ils auraient du remuer, se rebeller contre leurs pires cauchemars. Seulement, non. Pas un bruit. Pas un mouvement. Juste des corps allongés sur quelques matelas peu couteux et leurs yeux fermés. Comme un étalage de jeunes pantins fraîchement débarqués sur Terre.

Au milieu de la salle, se dressait une grande machine de métal. Un imposant cube émettant deux ou trois cliquetis par minute. Bruits étouffés par un vacarme venu de l'au delà des murs, habituellement insonorisés. Depuis l'engin dévalait une quantité étonnante de fils blancs, se glissant entre les lits tels des serpents et se plantant directement dans le poignet des enfants assoupis. Retenu par un morceau de scotch blanchâtre, c'était l'implant du sommeil. Tout individu se devait de dormir au moment même où le produit se diffusait dans l'organisme. Et ce, du couvre feu jusqu'à la sonnerie de réveil. C'était le pire des sommeils. Plus des pertes de conscience comateuse qu'autre chose. Pas un souffle, pas un doute, pas un rêve. En effet, la nuit, ils étaient comme morts.

Les gens du jour ne se mêlaient pas aux événements de la nuit. Ils n'en avaient ni le choix, ni l'occasion.

Mais alors, pourquoi, parmi toutes les silhouettes allongées sur le dos, tête tournée en face à face avec le plafond, y avait-il ce garçon aux paupières ouvertes. Comme un outrage, comme un défi. Qui était-il ? Pourquoi ne dormait-il pas comme tout le monde ? Lui-même n'en avait aucune idée. Et rapidement il comprit qu'il n'avait aucune idée de rien.

Il ne savait rien. À part ce qu'on lui rentrait dans le crâne. Mais rapidement il réalisa qu'on lui mentait, qu'on se moquait bien de lui, qu'on lui cachait des secrets énormes. Et surtout il comprit qu'il n'était pas normal.

Pendant longtemps il ne bougea pas, si bien que jamais on ne l'aurait cru éveillé. Il ne faisait que tendre l'oreille. Dehors, se débattaient d'innombrables sons qu'il ne pouvait identifier. Dans tous les cas, rien de ce qui s'évertuait de l'autre côté des murs en béton ne s'apparentait à ce que laissait entendre le jour. Les cris de quelques personnes se mêlaient aux battements insolents. Les bruits de pas bousculés, les éclats et les petites explosions indéfinissables tout convergeait dans la folie. Le jeune garçon ne les identifiait pas. Il avait beau chercher à mettre une image sur chaque intervention sonore, il n'y parvenait pas. Tout lui semblait parfaitement inconnu, étranger à son propre monde. Et surtout entièrement et strictement interdit.

Le garçon se redressa doucement, se souciant peu du bruit qu'il faisait, admettant que rien n'éveillerait ses camarades de chambre. Ses pieds nus rencontrèrent le marbre froid et il soupira de lassitude. Trop de questions se bousculaient en lui.

Pourquoi ne sortait-on pas la nuit ? Pourquoi ne connaissions nous que le jour ? Pourquoi leurs voix continuaient de le torturer chaque fois que le soleil franchissait l'horizon ? Et, bon sang, pourquoi ne dormait-il pas ? Jamais. Pas une seule petite seconde. Il ne pouvais pas dormir. Ça lui était physiquement privé, que ce soit avec ou sans sa volonté.

Le garçon se mit alors à genoux près de son lit bordé de fer. Il passa subtilement une main sous le sommier et en sortit une boîte en osier. Elle était sa seule et unique possession. Son seul héritage d'une famille inexistante. Il avait en tout et pour tout, cinq objets. Le couvercle du récipient glissa sur le sol dans un bruit sourd et l'enfant tendit les doigts pour caresser les seuls présents qu'on lui ait jamais faits. Le premier était un pendentif d'argent, aboutissement d'une chaîne très fine. Le second, une boucle d'oreille en forme de losange, son métal reflétant les couleurs avec une étrange clarté. Le troisième, un photographie en noir et blanc, encadrée de bois sombre, représentant un homme et une femme adultes, le dos visible et la face tournée vers l'océan. Deux individus qui resteront sans visage. Le quatrième était une dague, une dague fine, lisse, éclatante comme un miroir, des motifs délicats courbant son manche au contact toujours gelé. Enfin, le dernier était un anneau bleu, se fondant vers le noir selon la lumière, ayant pour seul attribut une petite lune blanche. Ce dernier objet, il le gardait constamment à son index, de jour comme de nuit, lors de ses longues insomnies.

Il n'avait jamais trouvé le sens de ces legs. Que signifiaient-ils ? À quoi servaient-ils ? À moins que ce ne fut que de simples accessoires, de simples souvenirs. Il ne savait pas. Il n'avait pas d'indication, pas de lettre, pas de trace de ses parents disparus. Il n'avait que ses yeux pour contempler le plafond et veiller durant des heures interminables.

Il en avait assez. Si jeune et déjà si impuissant, il se sentit poussé par une envie de comprendre, une envie de sortir de sa cage. Il arracha d'un geste net le morceau de sparadrap de son poignet. Le fil s'étala à côté de ses jambes accroupies. Il ne se passa rien, car le produit était superflu, ce n'était qu'une image pour se préserver des Blancs et de la haute surveillance. Ce n'était qu'une immonde supercherie qui recommençait chaque soir, inlassablement.

Mentalement épuisé de faire semblant et de se poser millions des questions, le jeune se redressa et avança dans l'allée. Voguant entre les lits tel un moussaillon du sommeil, il se sentit privilégié d'assister à cette scène. Tous ces camarades assoupis, branchés à on ne sait quel somnifère massif, c'était un bien amusant spectacle. Les bras ballants et les yeux combattant l'obscurité, il poussa la porte de la chambre et quitta sa prison pour un couloir froid. Pour la première fois de sa vie, il se sentait libre.

Longtemps il parcourut les escaliers, cheminant entre les portes et les tournants. Longtemps il chercha un but à son escapade nocturne. Mais ce fut lorsqu'il s'approcha trop près de l'entrée que l'allégresse se changea en peur.

Sans qu'il ne s'y attende une main forte s'empara de son épaule frêle. L'enfant eut un hoquet de surprise avant que son souffle soit franchement coupé. On le retourna de force et il se courba devant un homme de deux mètres de haut. L'individu portait une combinaison blanche et un regard glacé, étincelant de colère. Ses bras musclés serrant un peu plus la poigne sur le pauvre garçon. La terreur tordait en deux son tout petit estomac. Il ne pouvait plus bouger. Il ne pouvait plus parler.

-Que fais-tu debout ? Demanda l'armoire à glace.

L'interpelé ne parvint pas à émettre le moindre mot. Il se contenta d'entrouvrir ses lèvres sèches et de secouer la tête de gauche à droite. Comme pour se protéger. Comme pour ne pas abandonner.

-Alors ? Renchérit son agresseur. Tu connais pas les règles ? On dort durant le temps imposé. On ne sort pas la nuit. On est sage et on obéit. Tu n'as pas compris ?

L'individu faisait parti de la surveillance, de la grande police autrement dit. C'était un Blanc.

-Réponds quand on te parle ! S'éxclama-t-il, sachant qu'il ne réveillerait personne dans le bâtiment. Pourquoi tu dors pas ?

-J'y arrive pas... bafouilla le martyr.

-Tu veux que je t'aide ? Demanda le Blanc en remuant violemment l'enfant. Et comme ce dernier ne répondait pas, le premier coup partit.

Le malheureux s'écroula sur le parterre de glace et se mit à sangloter. Les larmes se mêlèrent au sang de ses écorchures alors qu'il priait pour partir loin, très loin. Là où il serait toujours libre. Là où il ne serait jamais seul. Là où l'homme en blanc cesserait de le frapper en scandant qu'il lui fallait dormir. Encore, encore et encore ...

Stranger in the night ~ VKookWhere stories live. Discover now