Il est dix-neuf heures et je passe la porte de service du club sans entrain. Je suis déjà épuisée et pourtant ma « journée » de travail n'a pas encore commencé. Je me souviens de la première fois où je suis venue ici, il y a un an et demi. Vic et Jack après une soirée plus qu'arrosée suite à mon retour de New-York, m'avait défiée dans un cap ou pas cap de répondre à une annonce d'emploi. Jusque-là rien de bien méchant, sauf que j'étais loin de me douter qu'il s'agissait d'un poste dans un club de striptease.
Compétences requises : danse, être sexy, savoir tenir un plateau dans les mains, et savoir faire dépenser de l'argent aux clients. Fiche de poste : serveuse, pole danse, striptease. Merde !
J'avais joué le jeu sans vraiment m'attendre à être embauchée. Je m'étais trompée et j'étais bourrée. Après deux danses « tests » dans une des salles privées du club, j'avais littéralement tapé dans l'œil de Mr Kross, alias Big Boss du PinkLady. J'avais refusé. Seulement quand on passe son temps à broyer du noir dans sa chambre d'adolescente, à vingt-cinq ans, sous le toit de ses parents, et qu'on ne sait rien faire d'autre dans sa vie que danser, on y médite. D'abord une fois dans la journée. Puis toutes les heures jusqu'au soir. Finalement, j'avais accepté pour le grand bonheur de Big Boss et le malheur de mes parents.
Les premiers jours avaient été difficiles. Danser sur scène dans un justaucorps pour un public averti et danser autour d'une barre ou sur une chaise dans une tenue recouvrant le strict minimum de mon intimité, sont deux choses différentes ! Au début, je m'assurai toujours d'avoir bu un ou deux verres de n'importe quel alcool - pourvu qu'il m'ait foutue une assez grosse claque à m'en faire oublier qui j'étais - puis j'ai trouvé l'astuce des spots de lumière et la routine a pris la suite. Aujourd'hui, je n'y fais plus attention. Je ne suis pas un objet, je suis Charlyne Bauer, serveuse et danseuse de bar, et les hommes sont stupides, cupides, manipulables et loin d'être aveugles !
Je traverse le couloir sombre qui mène aux loges. Je suis largement en avance, et heureuse de ne croiser personne. Les filles d'après-midi sont toujours en salle et celles de mon équipe arriveront certainement encore à la dernière minute. Pour moi, ça m'est inconcevable. D'une part, parce que la ponctualité fait partie de ma nature et d'autre part parce qu'il me faut du temps pour me préparer. Je pourrais le faire à la maison, me maquiller avec exagération, m'habiller légèrement et enfiler un trench coat par dessus, comme persiste à me le dire Vic, mais j'ai besoin de savoir que je ne suis pas la même ici qu'à l'extérieur.
Il y a qu'à voir mon allure dans le miroir de ma loge. Personne dehors ne se douterait de ce que cette fille brune aux yeux bleus fait dans la vie. Un jean gris et un pull moulant en laine de la même couleur, un foulard et des tennis blanche, je n'ai rien de sexy et d'aguicheur. J'ôte le tout et enfile ma tenue de service non sans mal, je suis courbaturée. Je couve quelque chose. Nous avons toutes la même, une robe rouge en coton croisée sur la poitrine, et tombant juste au dessous des fesses, ou dessus, tout dépend du point de vue. Je lisse mes cheveux de jais jusqu'à ce qu'ils forment une parfaite cascade jusqu'au bas de mes reins. J'exagère la couleur de mes yeux bleus en fonçant leurs contours d'un épais trait noir et parfaire le tout d'un baume à lèvre rouge cerise. Je suis fin prête et pourtant j'ai l'air exténuée.
J'ai aussi la chanson. Je renifle sans arrêt et racle ma gorge depuis une heure sans me défaire de mon gène. Des glaires. Je suis incontestablement malade, et pas le moins étonnée après avoir passé la nuit sur le palier de ma porte trempée et gelée. Vic est rentrée bourrée à six heures du matin, ses talons dans les mains et un sourire stupide sur les lèvres. Je crois qu'il était question d'un futur rendez-vous avec l'autre trou du cul de Georges. J'ai ruminé un « va te faire voir et ouvres cette porte », et je me suis laissée noyer dans un bain d'eau bouillante pendant une heure. Finalement même après avoir dormi toute la journée sous ma couette et le nez dans les bois de mon voisin, je n'y ai pas échappé. Je suis ma-la-de.
Je soupire devant le miroir et monte rejoindre la salle principale. J'essaie de me persuader que cette soirée ne pourra pas être pire que la précédente. J'ai du mal.
- Tu as une sale tête Charlyne, m'interpelle Samuel le barman.
Et on me le rappelle ! Pour toute réponse, je m'affale sur un tabouret et étend de tout mon long mes bras sur le comptoir dans un grognement. Samuel est l'homme le plus gentil de toute la galaxie. Hormis avec les clients aux mains baladeuses. Il essuie ses verres en Crystal avec minutie, épiant à la lumière la moindre trace de goutte d'eau.
- Café ? Demande-t-il.
- Double avec une Téquilla paf, je marmonne.
Il balance son torchon sur son épaule monstrueuse et se penche en avant vers moi.
- Big Boss n'aime pas quand tu bois pendant ton service.
Je jette un coup d'œil aux alentours. Dans la lumière tamisée, je distingue quelques clients dans le fond attablés devant la longue scène où s'hérissent les barres de pole danse. Une jeune fille blonde se laisse glisser sur une. C'est Vic. Je continue mon tour d'horizon, Mary et Elly sont au service. Sur la gauche, appuyé contre le chambranle de la porte donnant accès aux salles privées, Mr Kross, fixe la scène avec la même expression que d'habitude qui dit « ceux sont mes filles ! ». Du haut de ses deux mètres, personne ne viendra le contredire. C'est peut-être un quinquagénaire aux cheveux grisonnant qui a la bidoche au ventre, je l'ai déjà vu mettre à la porte un client, ça n'était pas joli à voir.
- Je ne suis pas encore en service, dis-je finalement.
Il plisse les yeux l'air suspicieux. Je me redresse et fais la moue.
- Je t'en prie, Samuel. Je fais fermeture ce soir, et tu l'as dit toi-même, j'ai une sale tête.
Je me munie de mon regard le plus triste. Style le chat poté dans Shrek. Il arque un sourcil et balance sa tête de gauche à droite, je suis bonne danseuse, mais mauvaise comédienne. Je souffle.
- Demande à Vic de te remplacer et rentres chez toi.
- Risque pas, tu la connais, elle ne donne rien sans rien. File-moi ma téquila.
- Le mardi, il n'y a pas grand monde, demande au Boss de te laisser partir, trois filles ça suffit amplement.
Je le foudroie du regard. Ma patience a ses limites.
- Tu es sa chouchoute, il préférera de loin te savoir chez toi à te reposer plutôt que tu lui plantes les soirs d'affluence.
Pourquoi tout le monde s'évertue à me répéter que je suis la chouchoute du Boss ? Ok, j'ai certains passe-droits. Je ne fais pas d'intégral, je sélectionne les clients pour les shows privés. Mais en contrepartie, je lui verse la moitié de mes pourboires !
Ok. Quelques fois...
- Si je m'écroule sur scène, tu auras ma perte sur la conscience, je tente une dernière fois.
- Non !
Bon, j'aurai au moins essayé.
******
Vingt-trois heures. Je fais les comptes dans ma tête encore cinq heures à tenir, mes jambes sont lourdes, je ne réagis même plus lorsque certains clients me frôlent « malencontreusement », je frissonne constamment et je ne passe pas cinq minutes sans me moucher. La preuve en est dans la poubelle derrière le comptoir, Samuel l'a déjà vidée deux fois et m'assène d'un regard noir à chaque fois que je m'en approche.
Je viens de refuser mon troisième striptease dans une salle privée, et monte sur scène pour la première fois de la soirée. Je resserre la lanière de mes escarpins noires et quitte mon peignoir sur le portique derrière le rideau de la scène. Ce soir pas de striptease, je ne porte que de la lingerie « extra fine », « extra légère », « extra minuscule », bref tous les extra contraires à tenir chaud. Le cœur battant la chamade, je prends une dernière grande inspiration comme pour me donner du courage. Je n'ai plus peur du regard des hommes, ils ont tous le même. Ils rêvent de nous avoir autre que sur un podium, ou tout au moins s'imaginent nous prendre dessus, moi je ne vois en eux que le pire de la gente masculine et un merveilleux portefeuille. En revanche, je redoute une chute, un pas raté, ou une mauvaise prise. Je suppose que cette appréhension me hantera toute ma vie, et je me persuade qu'elle est nécessaire. Elle me permet d'être vigilante et de réfléchir à tous mes gestes.
Mon dos glisse sur la barre au rythme de Blackmill, une musique de Friend. Mes mouvements sont coordonnés à la perfection et mes mains s'amusent avec la barre. J'ai l'impression d'être ailleurs. Il n'y a pas ces six hommes de tout âge qui me badent sous toutes les coutures, je danse tout simplement. Les spots à la lumière rouge mettent en valeur chacun de mes pas, chacune de mes formes et l'air climatisé hérisse la pointe de mes tétons à la perfection. J'ondule sur la barre de pole dance et fais voyager mes cheveux sur le sol. Un client réclame que je me dévêtisse, ça n'est pas un habitué, tout le monde le sait, je ne finis jamais nue. C'est ce qui fait criser mes collègues de travail, car malgré tout, je termine toujours la soirée avec plus de pourboire qu'elles. Peut-être qu'en me donnant plus certains hommes espèrent que je les satisfasse un jour ou l'autre ?
Le show terminé, je ramasse les billets qui jonche la scène et dépose un baiser sur la joue du plus généreux. Je le laisse en glisser un autre sous la dentelle de ma culotte noire. Il est aux anges. Tant mieux pour lui, moi je me meurs.
- Rentre chez toi, me dit Big Boss en m'aidant à remettre mon peignoir derrière le rideau.
Je fais la moue mais en réalité, je suis en proie à l'euphorie. Euphorie avec la goutte au nez.
- J'ai été si nul que ça...
Il me sourit et m'attire à lui. Je m'y blottis volontiers et frissonne, je suis vraiment mal en point. Ses grands bras me rappellent ceux de mon père. Ça fait déjà un an que je ne l'ai pas vu. Il me manque mais je préfère de loin me cantonner à nos brèves conversations téléphoniques du dimanche après-midi, plutôt que devoir faire face à la déception que je lis dans ses yeux à chaque fois que je les croise. Je n'ai pas besoin de lui pour me rappeler que mon accident de vélo m'a coûté mon avenir, les fleurs de cerisier roses tatouées sur la cicatrice de mon tibia droit ne cessent de le faire. Elles signifient la beauté éphémère de la vie, le renouveau, et l'évolution. Quoi qu'il en soit dans quelques semaines aura lieu le mariage de ma soeur aînée, Phoebe, je ne pourrai pas me défiler.
- Tu me devras un show privé, murmure Big Boss en ébouriffant mes cheveux de ses grosses mains.
Dans tes rêves ! J'ai horreur de ça. Danser pour une foule c'est une chose, pour un seul homme, c'est plus difficile. Dans les salons privées, tout est fait pour rendre le lieu intimiste, la couleur rouge, le petit canapé en velours à quelques centimètres d'un ridicule podium, un seul spot juste au-dessus de notre tête, et une musique si faible qu'il m'arrive même d'entendre les gémissements de l'homme en face de moi.
Je me résous et grimace contre sa chemise tout en marmonnant un « ouai ».
******
Le temps est plus clément ce soir. La nuit est claire, je suis certaine de pouvoir voir quelques étoiles en y regardant de plus prés. Mais c'est sans compter mon état. Je slalome tel un homme éméché sur le trottoir. Pourtant Samuel n'a pas lâché l'affaire, je n'ai rien d'autre qu'un café dans l'estomac. Je n'arrive pas à me lever le froid et me languis une seule chose... mon lit, ma couette et Pikachu à mes pieds pour les réchauffer.
Rapidement je me retrouve dans la cage d'escalier. Je suspecte quelqu'un de m'avoir plongé dans un état de léthargie, je ne me rappelle même pas avoir pris l'ascenseur ! En réalité, je le sais, j'ai de la fièvre et je délire. Clefs serrées dans la paume de ma main - parce que je ne m'y ferais pas prendre deux fois - mouchoir dans l'autre, je jette un coup d'œil intrigué vers la porte de mon voisin. Avec la journée que j'ai passée, j'ai totalement omis d'y rendre son oreiller douillet. Je soupire et m'attaque à ma porte.
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L'INCONNU DE L'ASCENSEUR ET MOI
RomanceDe jour comme de nuit, tous les coups sont permis ! Le jour où Charlyne se retrouve coincée dans l'ascenseur avec un inconnu... elle panique. Il est grand, musclé, ne montre pas son visage, sent beaucoup trop bon... et en plus, il est sarcastique ! ...