C'est en regardant cette photo que ton rire résonne alors à nouveau dans ma tête. La nostalgie me prend aussitôt dans ses bras sans aucune pitié. Les souvenirs partagés avec toi se déversent sur moi tel un flot ininterrompu. Mes larmes suivent alors, tandis que mes pensées ne se tournent que vers toi.
Je plonge alors dans ma mémoire et je te revois, ce fameux soir. On est dans mon jardin, l'année de nos 17 ans. Couchés dans l'herbe, l'un à côté de l'autre à regarder le ciel. Il est bientôt minuit. C'est alors que tu me dis d'une voix nerveuse mais empreinte de curiosité :
"Si je devais mourir demain, qu'est-ce que tu voudrais me dire, là, maintenant ?"
Ta question me fige. Ce n'est pas le genre de chose dont on a l'habitude de parler tous les deux. Je fais attendre ma réponse, pour deux raisons. Premièrement je la cherche et deuxièmement ta question me laisse perplexe. J'essaie de gagner du temps.
"Pourquoi me demandes-tu ça ?"
Ta réponse ne se fait pas attendre.
"- On ne répond pas à une question par une autre."
Je tourne la tête dans le but de croiser ton regard mais tu as toujours les yeux rivés sur les étoiles.
"- D'accord, mais tu répondras à la mienne quand même, n'est-ce pas ? " m'inquiète-je
Tu souris faiblement :
"- Affirmatif, mais à toi de commencer. "
Je me lance donc, mais qu'à moitié. J'essaie de contourner la question finement.
"- Si tu devais mourir demain,...je te dirais tout ce que j'ai sur le coeur."
Ta bouche se contracte.
"- Ce n'est pas une réponse.
- Si c'en est une. Par contre, ce n'est peut être pas celle que tu attendais."
Tu soupires.
"En effet."
Un silence s'installe entre nous tandis que tu réfléchis à ce que tu vas me répondre.
J'attend.
Tes sourcils se froncent légèrement et tes yeux se plissent.
"- Pourquoi est-ce que tu es toujours obligé de compliquer les choses ? Tu ne pourrais pas répondre normalement ? Enfin tu vois ce que je veux dire."
Je répond du tac au tac.
- Qu'est-ce que répondre normalement ? Je n'aime pas que ma réaction puisse être prévue. C'est comme si on m'enlèvait un bout de ma liberté. Si tu savais comment j'allais répondre, ce n'était pas la peine de me demander. Je préfère surprendre, sans pour autant être dans le faux."
Tu me toises du coin de l'oeil et un sourire malicieux se dessine sur ton visage.
"- Je ne t'ai pas enlevé ta liberté, tu vas vraiment loin, je ne pensais pas que tu pourrais te méprendre sur l'intention de ma question... Je ne connaissais pas ta réponse. Et celle que tu m'as donné est incomplète. Intéressante mais incomplète."
Ma réponse fuse.
- C'est toi qui t'es méprise. Tu me demandes de répondre, je répond.
- Naturellement."
Tu fermes les yeux quelques secondes et perds ton sourire, exaspérée.
Je me ressaisis et pense plus sérieusement à ta question.
- Mets toi à ma place. Tu te rend compte de ce que tu me demandes ?
- Oui, je m'en rend parfaitement compte, ne t'inquiète pas pour ça."
- De quoi devrais-je alors m'inquièter ? tentais-je
-C'est à toi de répondre à ma question. Vraiment et en premier.
Ton regard se perd dans les étoiles. Il serait vain d'essayer de le capter, il est déjà loin.
J'observe ton profil bien dessiné et délicat. Tout est fin et délicat chez toi. Tes yeux d'un brun profond bordés de longs cils, ton nez et ta bouche. Je ne peux m'empêcher de m'imaginer te prendre dans mes bras et t'embrasser. Je suis bien trop timide pour avoir l'audace de le faire. Et pourtant, j'en rêve.
Je m'arrache à ta contemplation quand la réalité refait surface.
Je n'arrive pas à déterminer la finalité de ton questionnement. La mort n'est pas le sujet le plus joyeux qui puisse être, c'est indiscutable. Si tu m'en parles, c'est que tu as une bonne raison de le faire. Et ma réponse a l'air d'avoir un grand intérêt pour toi. Pourquoi ?
J'aurais ta réponse quand tu auras la mienne. Alors à quoi bon essayer de deviner tes motivations.
Je met mes mains derrière ma tête, pensif. Je n'aime pas ne pas savoir. J'ai raté quelque chose, peut être un signe de ta part ? Tu as quelque chose à me dire. Quelque chose d'important ?
Il faut que je sache. J'inspire un grand coup avant de me lancer. Je me jette à l'eau.
"- Si tu mourais demain..."
Je m'arrête à ces mots. Ils sont très durs. C'est horrible de devoir y penser réellement.
"Si je mourrais demain...? m'encourages-tu.
- Je te dirais ce soir ce que j'ai sur le coeur, dis-je dans un seul souffle."
J'attend un peu pour réfléchir aux mots que je pourrais aligner.
"- Et qu'est-ce que tu as sur le coeur ? me demandes-tu doucement.
- Beaucoup de choses...
- Arrêtes.
- Toi arrêtes. Laisses moi terminer.
Tu tournes enfin ton visage dans ma direction. Je n'arrives pas à déceler ce que tu caches derrière l'expression que tu me montres.
Tu detournes la tête, lentement et reportes ton regard vers les cieux.
"- Vas-y, je t'écoute. Jusqu'au bout."
Je n'ai pas le temps d'ouvrir la bouche que des pas se font entendre derrière nous après que la porte d'entrée se soit ouverte. Quelqu'un se dirige vers nous d'un pas décidé, c'est certainement mon père. Il vient à coup sûr me rappeler le couvre-feu. Je m'assois en tailleur et lève la tête vers lui. S'il est surpris de te voir ici, il ne laisse rien paraître. Tu te redresses à son arrivée et lui fais un hochement de tête pour le saluer, il te le rend poliment. Il s'adresse enfin à moi.
"J'aimerais que tu rentres te coucher, étant donné l'heure qu'il est. Maintenant.
- J'arrive tout de suite."
Il acquiesce et part en direction de la porte.
Mon attention se reporte à toi et je vois dans tes yeux la déception qui s'installe, mais tu me souris sincèrement tout en te levant. Tu plantes tes yeux bruns dans les miens.
Je ne sais pas quoi te dire, alors j'ouvre la bouche pour poser une question rhétorique :
"On reprendras la discussion plus tard ?"
Des paroles lâches, je le sais. D'un côté, je ne suis presque pas mécontent que mon père soit apparu à ce moment et je suis soulagé de pouvoir reporter ce dialogue à plus tard, quand je serais moins dépourvu. Comme d'habitude, je me dégonfle au dernier moment.
Tu me fais un petit sourire triste et tu lâches d'un ton le plus détaché que tu arrives à faire :
"-Je voulais simplement savoir,... voilà tout."
Tu as donc répondu à ma question alors que je ne l'ai pas fait pour toi.
Même si je sais que ce n'est pas la seule et unique raison et que tu joues au même jeu que moi, je ne peux m'empêcher d'éprouver un sentiment de culpabilité. Je dois te répondre moi aussi. Ta question n'est pas si terrible tout de même. Non, elle est même simple et claire. Ce qui n'est pas du tout le cas de la réponse qu'elle entraîne. Quoique.
Je me sens tellement impuissant sur le moment si tu savais. Tes yeux brillent d'une lueur que je ne leur avait jamais connu et c'est ce qui me pousse à faire ce dont je n'avais jamais eu le courage de faire jusque là. Tes yeux s'embuent. Je fermes les yeux pendant un instant et les rouvre, déterminé.
"Finalement, je retire mes précédentes paroles. Si tu mourrais demain.. Je ne te dirais rien de tout ce que j'ai sur le coeur."
Tu hausses un sourcil et penches légèrement la tête, signe de ton incompréhension. Tu as l'air blessée par ma réponse catégorique.
Je te souris alors timidement et prend mon courage à deux mains.
"Non, je ne te dirais rien de ce que je pense... Je te le montrerais."
Je m'approche de ton visage, et doucement, je poses mes lèvres sur les tiennes. Tu ne me repousses pas, sûrement trop surprise. Mon coeur bat la chamade. Si on m'avait dit que je ferais ce que je viens de faire, je n'y aurais pas cru. Tes yeux sont grands ouverts, signe que tu ne t'attendais pas à ça. Coupable, je me détache de ta bouche. Après m'avoir regardé droit dans les yeux, tu les réfermes délicatement et respire très lentement. On dirait que tu es apaisée.
Je fais de même et je sens que ta main vient se poser sur ma nuque pour la caresser doucement. Un frisson me parcours le dos. J'ouvre lentement mes yeux et t'attire doucement contre mon torse. Tes bras m'enlacent et tu reportes tes lèvres contre les miennes.
Je me détend, soulagé que mes sentiments soient partagés. Je n'ai jamais été aussi bien qu'à ce moment. J'ai l'impression que ça dure à la fois une éternité et à contrario, un trop court instant. Une dualité ne rendant que plus forts les sentiments rattachés à ce souvenir.C'est notre dernière soirée ensemble ainsi que la première et la dernière fois que nous nous embrassons.
Je pense que si je l'avais su avant, je ne sais pas si j'aurais mieux agi ce soir là. Je me félicite d'avoir eu le courage de le faire.
Je te remercie pour tout mais je te reproches néanmoins de ne pas m'avoir fait part de ton mal-être. Je sais que tu as voulu me protéger, mais j'aurais aimé être au courant, pouvoir te soutenir. C'est maintenant trop tard de toute façon, mais aujourd'hui encore, il m'est impossible de ne pas penser à ce qu'il aurait pu se passer alors. Serais-tu restée avec moi, accrochée coûte que coûte à la vie ?
Je n'ai pas compris.
Je n'ai pas réussi à comprendre et je ne me suis pas aperçu de ta détresse. Je m'en veux terriblement pour ça et ma culpabilité ne s'en ira sans doute jamais, elle me ronge petit à petit.
Mais malgré tout, je suis heureux et soulagé que tu ais pu savoir ce que je ressentais pour toi et réciproquement avant que tu ne partes rejoindre les étoiles que tu ne cessais de contempler ce soir là. Avant que tu ne te suicides le lendemain.C'est ainsi qu'à chaque anniversaire de ta mort, je replonge tout entier dans cette fissure béante que tu as créée dans mon coeur et dans ma tête.
.
.
FIN
.
.