Chapitre I : La poussière des morts ne recouvre pas les vivants mélancoliques.

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Les lumières du musée égyptien de Turin s'éteignirent brusquement. Elijah fronça les sourcils, interloqué. Il restait plus d'un quart d'heure avant la fermeture, pourquoi cette brusque extinction ? Ne voyant aucune explication convenable et ayant acheté un billet afin d'observer les collections jusqu'à 19 heures sonnantes, il prit la solennelle décision de continuer sa visite. Après tout, avec son ticket en main il était dans son droit le plus élémentaire de visiteur, quoi qu'en dirait les gardiens et rien ne l'en empêcherait. Cette petite sortie égyptologique était la seule excentricité de son misérable emploi du temps.

Tâtonnant dans le noir pour trouver l'interrupteur, il dut se résoudre à devoir laver ses mains dans le noir. Les séchant sommairement sur son pantalon, il évita son regard dans le miroir. C'était devenue une habitude que même les ombres ne pouvaient dissiper. Toute son adolescence il avait espéré qu'avec l'âge il acquerrait une apparence si ce n'est à son goût, au moins supportable à contempler. Mais que se soit ses cheveux d'un brun terne des plus communs ou sa peau qui, hésitant entre le miel oriental et le marron chaleureux de l'acajou, avait choisi un teint basané improbable, son reflet était un échec frappant. Le jeune homme avait espéré des traits relevant le tout, cependant ses pommettes hautes et son menton pointu, associés à un nez trop long, avaient ruiné ses derniers espoirs. Détournant rageusement la tête, ne supportant plus sa tête haïssable trop familière, il attrapa son carnet abandonné près du lavabo et s'élança hors des toilettes du musée.

Le voilà, piètre homme déçu, arpentant seul les galeries immenses et sombres, peinant à discerner les contours des objets exposés. Les seules lumières éclairant son chemin étaient dispensées par les rainures des fenêtres fermées, peinant à illuminer quoique ce soit avec cette lueur blanchâtre émise par les ampoules des lampadaires. Peu à peu, pas à pas, sa colère s'effaça. C'était pourquoi il aimait tant venir entre ces murs, cela l'apaisait toujours. Cela se passait toujours de la même façon, suivant une chorégraphie précise. D'abord son dégoût de lui-même, alimenté par une vie d'échec et de désillusions. Puis arrivait la mélancolie des temps heureux, lorsqu'il avait des rêves et un avenir. Venait ensuite une période de calme, moment ô combien précieux, où il se contentait d'observer les antiquités. De ses contemplations surgissaient l'admiration, la fascination même. C'était à cet instant qu'Elijah sortait enfin ses crayons et ouvrait son cahier, s'accordant un court répit de magie dans son morne quotidien. Cela faisait plusieurs mois qu'il avait créé cette routine, noircissant des pages et des pages d'objets d'un autre temps. Chacals, lions et momies couraient le long des feuilles, parfois mouchetés d'aquarelle ou d'encre de chine. Ces dernières semaines le jeune homme avait trouvé une nouvelle muse, cachée dans les recoins de la période pré-dynastique.

C'était une des parties du musée les plus négligées par les visiteurs, elle n'arborait ni le luxe des sarcophages du Nouvel-Empire, ni l'étrange exotismes des statues à tête bestiale. Non, ses ornements étaient simples et son art, brut. Cependant c'était cette simplicité et ce dépouillement qu'il cherchait à représenter. Le jeune homme essayait, en vain jusqu'à maintenant, à représenter la tombe d'un certain Ini. Il avait reçu les hommages funéraires d'un haut-dirigeant sans que l'on ait réussit à en déterminer les fonctions. Nul stèle ne racontait sa vie, aucune autre indication que son nom en dehors de celles appartenant aux rites mortuaires. Cette aura de mystère fascinait le jeune homme qui cherchait avec chaque coup de crayon, à croquer la personnalité de cet inconnu tel qu'il l'imaginait. Un soir c'était un courtisan aux manières aussi exquises que les lotus qui bordaient son tombeau, celui d'avant c'était un guerrier maniant mieux que tous l'arc reposant avec lui, et le lendemain il s'agissait d'un homme ayant réussi à se hisser le long de l'échelle sociale à la force de sa seule volonté.

L'objet qui alimentait le plus l'imagination fantasque d'Elijah, c'était une petite statuette en bois haute d'une dizaine centimètres trouvée à coté des urnes funéraires. Nul ne savait ce qu'elle représentait ou ne connaissait sa fonction. Aucune autre d'un acabit similaire n'avait été déterrée de toutes les fouilles archéologiques menées à ce jour. D'une facture sobre, elle représentait une forme vaguement humanoïde, vêtue d'une robe de lin plissée mais dépourvue de visage, ayant seulement trois points tracés à la suie pour figurer les yeux et la bouche. Plus mystérieux encore, une ombre noire partait de ses omoplates pour en recouvrir tout le dos. Cette immense tache d'encre avait été détaillée avec soin et présentait des nuances de gris allant du blanc le plus pur aux extrémités au noir profond en dessous des épaules. Un cartouche avait été gravé dans le socle néanmoins nul hiéroglyphe ne le remplissait, laissant un espace vide et gardant le secret de la statuette intact.

Le jeune homme entrouvrit son carnet à dessins et s'approcha de la vitrine, un crayon à la main. Curieusement, cette vitrine était restée illuminée, surgissant dans l'obscurité tel un phare dans la nuit. Cette lumière crue dévoilait sans pitié chacune des anfractuosités de la roche, chaque misérable entaille dans le bois et chaque tache de peinture égarée, annihilant le voile de mystère qui servait de pudeur aux antiquités. Mais ce que la lumière dévoilait encore plus, c'était la silhouette d'une jeune fille dressée face à la vitrine. Elijah eut à peine le temps de l'apercevoir qu'elle énonçait d'un ton tranquille :

-Ainsi aurais-je un témoin ce soir.

Seul le Vent souffle mon nom...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant