L'inconnue le fixait de ses yeux noirs et brillants comme l'onyx. Ils ressortaient étrangement au sein de son visage épargné des marques de l'âge, deux billes polies qui auraient plus convenues à une statue qu'à un être humain. Son regard vitreux ne faisait qu'accentuer cette impression.
C'était vraiment le trait le plus frappant de son apparence en dépit de sa taille frôlant le mètre quatre-vingt dix, de sa silhouette longiligne recouverte de cuir et des mèches rouges zébrant sa chevelure presque aussi sombre que ses yeux. Elle se tenait de trois quarts face à la vitrine et la tête penchée sur le côté, exprimant en un geste tranquille sa surprise de découvrir une autre créature encore dotée d'un cœur dans ce musée désert.
Mais ses mimiques dérangeaient, faisaient tache. Son maintien était trop droit et sa tête trop penchée pour être naturelle, son échine évoquant plus une règle de fer qu'un assemblage de chair et d'os. Même sa bouche légèrement entrouverte semblait trop parfaite pour être vraie, écartées un millimètre de plus et les sourcils soulevés à une distance égale au dessus de ses yeux-gemmes perturbants. Elijah ne put réprimer un frisson face à cette anomalie mouvante.
S'apercevant de sa réaction, l'inconnue abandonna toute tentative de comportement social. L'humanité qu'elle avait tenté de peindre sur sa posture et ses traits s'écoula hors de sa personne tandis qu'elle dépliait sa tête en même temps que le reste de son ossature. Les gemmes enfoncées dans son visage perdirent toute prétention à mimer les tourments de l'âme et devinrent deux puits de ténèbres ponctuant la page blanche de sa face. Elle se détourna d'Elijah pour s'abandonner dans la contemplation de la vitrine. Une minute s'enfuit avant qu'elle ne reprenne la parole, comme si les convenances sociales venaient juste de lui revenir à l'esprit.
-Je ne pensais pas en avoir oublié un, énonça t-elle distraitement.
-Cette phrase est inutile.Si vous pensiez en avoir oublié un, vous auriez résolu le problème, ne put s'empêcher de répondre Elijah.
Un semblant de sourire découvrit machinalement les lèvres de la jeune fille. Cette fois-ci, bien que tremblant et gauche, encore incomplet, il ne provoqua pas de frissons chez le jeune homme. C'était une ébauche d'humanité qui tentait d'exprimer une émotion, brute et pleine d'aspérité, mais plus sincère que les faces lisses de son quotidien.
-Tu inverses les rôles jeune homme, dit-elle avec un rire dans la voix.
Sa phrase fit tiquer Elijah. Jeune homme ? Elle ne semblait pas plus vieille que lui, ses traits venus d'Asie n'étaient pas marqués des sillons de l'âge. Juste de délicates empreintes au coin de ses yeux qui témoignaient d'une vie d'éclats et contrastaient avec ses expressions figées.
Face à son étonnement, la peut-être-pas-si-jeune fille agrandit son esquisse de sourire.
-J'en oublierai presque que nous nous connaissons pas. Ton visage...il me rappelle un autre issu de d'autres âges. Pourtant vous n'avez aucun trait en commun.
Elijah laissa un rire acerbe s'échapper de ses lèvres.
-J'espère que vous l'aimiez bien, c'est quelque peu lassant de ne voir que le dégoût lorsque l'on me dévisage.
L'incompréhension modela le visage de son étrange interlocutrice.
-Le dégoût ? Pourquoi donc ?
Elijah se rapprocha d'elle, le poids d'années trop lourdes sur ses frêles épaules.
-Parce que je ne suis pas comme ceux d'ici. J'évoque trop de mauvais souvenirs et pas assez de réussite.
-Qu'as tu de différent ? Après tout, tu possèdes deux bras et jambes, en plus tu as le luxe d'être doté d'un cerveau.
Le jeune homme tordit ses commissures en un rictus dénué de joie.
-Malheureusement les reproches sont plus nombreux que les qualités que vous m'accordez. J'ai la peau trop foncée, les traits pas assez occidentaux. Mais surtout, je ne suis qu'un migrant de plus. Qu'importe mes intentions ou ma bonne volonté, les regards de la rue me rappellent qu'elle est la place que l'on m'a attribuée.
Ses yeux étaient obstinément fixés sur la vitrine, cherchant à fuir sa pitié ou sa compassion. Malgré ses déboires sa fierté s'acharnait à rester rabibochée mais intacte.
Elle s'approcha à son tour et contempla les pièces d'un passé trop lointain.-Mais quelle place voulais-tu avoir alors ? Où avais-tu accroché tes rêves ?
-Trop haut apparemment. Rien ne fait plus mal qu'un espoir qui se brise, répondit-il amer.
Elle tourna son visage lisse vers lui.
-Que ça fait-il ?
Elijah la regarda, interloqué.
-Comment ça ?
-Qu'est ce que ça fait d'avoir mal ?
Le jeune homme expira brusquement.
-C'est comme si quelqu'un agrippait votre coeur pour le tordre puis le séparait en mille morceaux avant de l'écraser. En permanence. Et vous savez ce qu'il advient des mille morceaux ? Vous les avez au bord des lèvres et des yeux. Voilà ce que ça me fait d'avoir mal.
La peut-être-pas-si-jeune fille se retourna et son visage lisse fit face au sien déformé par les émotions. Ne pouvant s'en empêcher, Elijah laissa sa question s'échapper de sa bouche.
-Et vous ? Ça vous fait quoi d'avoir mal ?
-Je ne sais pas.
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Seul le Vent souffle mon nom...
Paranormal"-Quel est votre nom ? -Qu'importe mon nom, seul le vent s'en souvient. " Une rencontre étrange dans la pénombre d'un musée fermé, une histoire ayant traversée les siècles et deux âmes abîmées par la vie. Des rêves pour espérer, des rêves pour pleu...