Chapitre 1.

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Je suis né le 6 mai 1856, à Freiberg, en Moravie, une petite ville de la Tchécoslovaquie actuelle. Mes parents étaient juifs, moi-même suis demeuré juif. De ma famille paternelle, je crois savoir qu'elle séjourna longtemps dans les pays rhénans (à Cologne), qu'à l'occasion d'une persécution contre les juifs, au XIVe ou XVe siècle, elle s'enfuit vers l'Est et dans le courant du XIXe siècle qu'elle revint de Lituanie, par la Galicie, vers un pays de langue allemande, l'Autriche. Je lus amené, à l'âge de quatre ans, à Vienne, où je fis toute mon instruction. Au lycée je fus pendant sept ans premier de ma classe, j'y avais une situation privilégiée, je n'étais presque jamais soumis aux examens. Bien que nous fussions de condition très modeste, mon père voulut que je ne suivisse, dans le choix d'une profession, que mon inclination. Je ne ressentais pas, en ces jeunes années, une prédilection particulière pour la situation et les occupations du médecin; je ne l'ai d'ailleurs pas non plus ressentie depuis. J'étais plutôt mû par une sorte de soif de savoir, mais qui se portait plus sur ce qui touche les relations humaines que sur les objets propres aux sciences naturelles, soif de savoir qui n'avait d'ailleurs pas encore reconnu la valeur de l'observation comme moyen principal de se satisfaire. Cependant. la doctrine, alors en vogue, de Darwin m'attirait puissamment, comme promettant de donner une impulsion extraordinaire à la compréhension des choses de l'univers, et je me souviens qu'ayant entendu lire, peu avant la fin de mes études secondaires, dans une conférence populaire, le bel essai de Gœthe sur « La Nature », c'est cela qui me décida à m'inscrire à la Faculté de Médecine.
L'Université, où j'entrai en 1873, m'apporta d'abord quelques déceptions sensibles.
J'y rencontrai cette étrange exigence : je devais m'y sentir inférieur, et exclu de la nationalité des autres, parce que j'étais juif. La première de ces prétentions qu'on voulut m'imposer, je ne m'y soumis résolument pas. Je n'ai jamais pu saisir pourquoi je devrais avoir honte de mon origine, ou comme l'on commençait à dire : de ma race. Mais à la communauté de nationalité avec les autres je renonçai sans grand regret. Je pensais en effet qu'une petite place dans les cadres de l'humanité pourrait toujours se trouver pour un collaborateur zélé, même sans un tel enrôlement. Cependant une conséquence, pour plus tard importante, de ces premières impressions d'université fut de me familiariser de bonne heure avec le sort d'être dans l'opposition et de subir l'interdit d'une « majorité compacte ». Ainsi se prépara en moi une certaine indépendance en face de l'opinion.
De plus, je dus faire l'expérience, dès mes premières années universitaires, que la particularité et l'étroitesse de mes dons naturels m'interdisaient tout succès dans plusieurs branches de la science vers lesquelles je m'étais préci­pité dans mon zèle juvénile excessif. J'appris ainsi à reconnaître la vérité de l'avis que donne Méphisto :
En vain vous errez dans la science en tous sens,
Chacun n'apprend que ce qu'il peut apprendre [Vergebens, dass ihr ringsum wissenschaftlich sehweift. Ein jeder lernt nur, waser lernen kann. (Faust, 1re partie. Méphisto et l'élève) (N. d. T.)].
C'est dans le laboratoire de physiologie d'Ernest Brücke que je trouvai enfin le repos et une pleine satisfaction, ainsi que des personnes qu'il m'était possible de respecter et de prendre pour modèles.
Brücke me donna une tâche relative à l'histologie du système nerveux, que je pus à sa satisfaction mener à bien et poursuivre ensuite de façon indépendante. Je travaillai à ce laboratoire de 1876 à 1882 avec de courtes interruptions, et j'y passais là comme tout désigné pour la prochaine place vacante d'assistant. Les diverses branches de la médecine proprement dite - à l'exception de la psychiatrie - ne m'attiraient pas. Je poursuivais mes études médicales tout à fait négligemment et ne fus promu docteur en médecine qu'en 1881, donc avec un retard notable.
La volte-face se produisit en 1882, quand mon maître, que je respectais par-dessus tout, corrigea la généreuse légèreté de mon père en m'exhortant, vu ma mauvaise situation matérielle, à abandonner la voie des études théoriques. Je suivis son conseil, j'abandonnai le laboratoire de physiologie et entrai comme élève à l'hôpital (Allgemeines Krankenhaus). Là, je fus au bout de peu de temps promu interne et passai par divers services et plus de six mois dans celui de Meynert, dont l'œuvre et la personnalité m'avaient déjà fasciné lorsque j'étais étudiant.
En un certain sens, je restai cependant fidèle à l'orientation qu'avaient d'abord prise mes travaux. Brücke m'avait donné, comme thème de recher­ches, la moelle épinière de l'un des poissons les plus inférieurs (Ammocoetes-Petromyzon) ; je passai maintenant au système nerveux central de l'homme, sur la structure complexe duquel les découvertes de Flechsig concernant la formation successive des gaines médullaires venaient de jeter une vive lumière. Le fait que j'aie d'abord choisi uniquement et seulement le bulbe comme objet d'étude était encore un effet de mes débuts.
En opposition avec la nature diffuse de mes études pendant mes premières années d'université se développait maintenant en moi une tendance à la concentration exclusive du travail sur une seule matière ou un seul problème. Cette tendance m'est demeurée et m'a valu plus tard le reproche d'unilatéralité.
J'étais maintenant, à l'Institut d'anatomie cérébrale, un travailleur aussi zélé qu'auparavant à l'Institut physiologique. De petits travaux sur le trajet des fibres et l'origine des noyaux dans le bulbe ont pris naissance pendant ces années d'hôpital et ont été toutefois notés par Edinger. Un jour Meynert, qui m'avait ouvert le laboratoire, même avant que je ne fusse entré dans son service, me proposa, si je me consacrais définitivement à l'anatomie du cer­veau, de me laisser faire son cours, car il se sentait trop âgé pour prendre en main les nouvelles méthodes. Je déclinai cette offre, effrayé par l'ampleur de la tâche ; j'avais peut-être déjà dès lors deviné que cet homme génial n'était nullement bien disposé à mon égard.
L'anatomie du cerveau, du point de vue pratique, n'était certes pas un pro­grès au regard de la physiologie. Je tins compte d'exigences matérielles en commençant l'étude des maladies nerveuses. Cette spécialité était alors à Vienne peu en vogue, les malades en étaient dispersés en diverses sections de la médecine interne, il n'y avait pas de bonnes occasions de se former, il fallait être son propre maître. Nothnagel, peu auparavant appelé à une chaire de par son livre sur les localisations cérébrales, ne favorisait pas la neuropathologie parmi les autres domaines partiels de la médecine interne. Au loin brillait le grand nom de Charcot, et c'est ainsi que je conçus le plan d'acquérir d'abord le grade de dozent pour les maladies nerveuses et ensuite d'aller à Paris poursuivre mon instruction.
Dans les années qui suivirent, pendant mon service d'internat, je publiai l'observation de divers cas relatifs à des maladies organiques du système nerveux. Je me familiarisai peu à peu avec ce domaine, je m'entendais à loca­liser un foyer dans le bulbe avec une précision telle que l'anatomo-patholo­giste n'avait rien à ajouter, je fus le premier à Vienne qui envoya à la dissection un cas avec le diagnostic de polynévrite aiguë. La renommée de mes diagnostics confirmés par l'autopsie m'amena une affluence de médecins américains, à qui je faisais des cours avec présentation de malades de mon service, en une sorte de « Pidgin English ». Je ne comprenais rien aux névro­ses. Comme je présentais un jour à mes auditeurs un névropathe, affecté d'une céphalalgie fixe, pour un cas de méningite chronique circonscrite, ils s'écartè­rent tous de moi dans un accès justifié de révolte critique, et mon professorat prématuré prit fin. A mon excuse soit dit que c'était alors le temps où de plus grandes autorités à Vienne diagnostiquaient la neurasthénie comme une tumeur du cerveau.
Au printemps de 1885, je fus reçu dozent de neuropathologie sur la base de mes travaux historiques et cliniques. Bientôt après, grâce à la chaude recommandation de Brücke, un subside assez élevé me fut alloué pour un voyage. C'est l'automne de cette année-là que je partis pour Paris.
J'entrai comme élève à la Salpêtrière, mais j'y fus, au début, perdu parmi tous les élèves accourus de l'étranger, donc peu considéré. Un jour j'entendis Charcot regretter que le traducteur allemand de ses leçons n'eût plus donné signe de vie depuis la guerre. Il aimerait que quelqu'un entreprit la traduction de ses « Nouvelles leçons ». Je lui écrivis pour m'offrir à lui, je me souviens même que la lettre contenait ce tour de phrase : je n'étais affecté que de l'aphasie motrice, mais non pas de l'aphasie sensorielle du français.
Charcot m'agréa, m'introduisit dans son intimité et depuis lors j'eus ma pleine part de tout ce qui avait lieu à la clinique.
A l'heure où j'écris ceci, je reçois de France d'innombrables articles et coupures de journaux témoignant d'une lutte violente contre l'acceptation de la psychanalyse et présentant mes rapports avec l'école française sous les cou­leurs les plus fausses. Je lis par exemple que j'utilisai mon séjour à Paris pour me familiariser avec les doctrines de P. Janet, puis je pris la fuite avec mon larcin. C'est pourquoi je veux mentionner expressément que le nom de Janet, pendant mon séjour à la Salpêtrière, ne fut même pas prononcé.
De tout ce que je vis chez Charcot, ce qui me fit le plus d'impression, ce furent ses dernières recherches, poursuivies en partie encore sous mes yeux. Aussi la constatation de la réalité et de la légalité des phénomènes hystériques (Introite et hic dii sunt !), la présence fréquente de l'hystérie chez l'homme, la production de paralysies et contractures hystériques de par la suggestion hypnotique, et ceci que ces productions artificielles présentassent jusque dans le détail les mêmes caractères que les spontanées, que les cas fortuits souvent dus à un traumatisme. Bien des démonstrations de Charcot avaient chez moi, comme chez d'autres élèves étrangers, éveillé d'abord de l'étonnement et une tendance à la contradiction -manière de sentir que nous tentions d'appuyer en faisant appel à l'une ou l'autre des théories alors en vogue. Charcot répondait toujours à nos objections avec affabilité et patience, mais aussi avec beaucoup de décision ; dans l'une de ces discussions il laissa tomber ces mots : Ça n'empêche pas d'exister [En français dans le texte. (N. d. T.)], paroles qui devaient s'imprimer en moi de façon inoubliable.
On sait que tout ce que Charcot nous enseignait alors ne s'est pas mainte­nu. Une partie en est devenue incertaine, une autre n'a évidemment pas subi l'épreuve du temps. Mais il est demeuré assez de cette oeuvre pour pouvoir constituer un patrimoine durable de la science. Avant que je ne quittasse Paris, je concertai avec le maître le plan d'un travail ayant pour but la com­paraison entre les paralysies hystériques et les organiques. Je voulais y démontrer la thèse que, dans l'hystérie, les paralysies et anesthésies des diver­ses parties du corps sont délimitées suivant la représentation populaire (non anatomique), que s'en font les hommes. Il était d'accord avec moi, mais on pouvait aisément voir qu'au fond il n'avait aucune prédilection pour une étude psychologique approfondie de la névrose. Il était donc venu de l'anatomie pathologique.
Avant de rentrer à Vienne, je m'arrêtai quelques semaines à Berlin, afin d'y acquérir quelques connaissances sur les maladies générales des enfants. Kassowitz, qui dirigeait à Vienne une consultation d'enfants malades, m'avait promis de m'y organiser un service pour les enfants atteints de maladies nerveuses. Je trouvai à Berlin, chez Ad. Baginsky, un accueil amical et des encouragements. A l'Institut Kassowitz, dans le cours des années suivantes, je publiai quelques travaux assez étendus relatifs aux paralysies cérébrales des enfants, uni- ou bilatérales. C'est pourquoi aussi, plus tard, en 1897, Nothnagel me confia ce sujet dans son grand Manuel de thérapeutique générale et spéciale.
En 1886, à l'automne, je m'établis comme médecin à Vienne et j'épousai la jeune fille qui depuis plus de quatre ans m'avait attendu dans une ville lointaine.
Je ferai un retour en arrière en racontant que ce fut la faute de ma fiancée si je ne suis pas devenu célèbre déjà en ces jeunes années. De par un intérêt divergent de mes études, mais pourtant profond, j'avais été amené, en 1884, à faire venir de chez Merck un alcaloïde alors peu connu, la cocaïne, et à étudier ses effets physiologiques. Comme j'étais plongé dans ces travaux, s'offrit à moi la possibilité d'un voyage me permettant de revoir ma fiancée dont j'avais été séparé deux années. Je conclus à la hâte mes recherches sur la cocaïne et, dans ma publication, j'annonçai que bientôt on verrait de nouvelles applications de cette substance. Je chargeai cependant mon ami, l'oculiste L. Königstein, d'essayer jusqu'à quel point les propriétés anesthésiantes de la cocaïne pourraient être utilisées sur l'œil malade. Quand je revins de congé, j'appris que, non pas lui, mais un autre ami, Carl Koller (actuellement à New York) à qui j'avais aussi parlé de la cocaïne, avait fait les expériences décisi­ves sur l'œil des animaux et les avait présentées au Congrès d'Ophtalmologie de Heidelberg. Koller passe par conséquent à juste titre pour avoir découvert l'anesthésie locale par la cocaïne, devenue d'une telle importance en petite chirurgie. Cependant, je n'ai pas gardé rancune à ma fiancée de l'occasion perdue alors.
J'en reviens à mon établissement à Vienne, en 1886 comme spécialiste des maladies nerveuses. J'avais à faire, à la Société des Médecins, un rapport sur ce que j'avais vu et appris auprès de Charcot. Mais je fus mal reçu. Des autorités, telles que Bamberger, le président, déclarèrent que ce que je racontais n'était pas digne de foi. Meynert me somma de rechercher dans Vienne des cas semblables à ceux que je décrivais, et de les présenter à la Société des Médecins.
C'est ce que j'essayai, mais les médecins des hôpitaux dans les services desquels je trouvai de pareils cas se refusèrent à me laisser les observer et m'en occuper. L'un d'eux, un vieux chirurgien, s'écria : « Mais, mon cher collègue, comment pouvez-vous dire de telles absurdités! Hysteron (sic) veut donc dire utérus. Comment donc un homme peut-il être hystéri­que ? » J'objectai en vain que ce dont j'avais besoin était la possibilité d'obser­ver le cas et non une approbation de mon diagnostic. Je découvris enfin, en dehors de l'hôpital, un cas classique d'hémianesthésie hystérique chez un homme, cas que je présentai à la Société des Médecins. Cette fois je recueillis des applaudissements, puis on ne s'intéressa plus à moi. L'impression que les « autorités compétentes » avaient repoussé mes nouveautés demeura chez tous inébranlée; je me trouvai, avec l'hystérie chez l'homme et la production, de par la suggestion, de paralysies hystériques, rejeté dans l'opposition. Comme bientôt après le laboratoire d'anatomie cérébrale me fut fermé et que pendant des semestres je n'eus plus de local où faire mon cours, je me retirai de la vie académique et médicale. Je ne suis plus jamais retourné à la Société des Médecins depuis lors.
Qui veut vivre du traitement des malades nerveux doit évidemment pou­voir faire quelque chose pour eux. Mon arsenal thérapeutique ne contenait que deux armes: l'électrothérapie et l'hypnose, car l'envoi dans un établissement hydrothérapique après une consultation unique n'était pas une source de gain suffisante. Je m'en rapportai, en ce qui concerne l'électrothérapie, au manuel de W. Erb, qui donnait des prescriptions détaillées sur le traitement de tous les symptômes des maladies nerveuses.
Je devais malheureusement bientôt recon­naître que ma docilité à suivre ces prescriptions n'était d'aucune efficacité, que ce que j'avais pris pour le résultat d'observations exactes n'était qu'un édifice fantasmagorique. La découverte qu'un livre signé du premier nom de la neuropathologie allemande n'avait pas plus de rapports à la réalité que, par exemple, une clef des songes « égyptienne » telle qu'on en vend dans nos librairies populaires, fut douloureuse, mais elle m'aida à perdre encore un peu de la naïve croyance aux autorités dont je ne m'étais pas encore rendu indé­pendant. Je mis donc l'appareil électrique de côté, avant même que Moebius n'ait proféré ces paroles libératrices : les succès du traitement électrique ­quand il en est - ne sont dus qu'à la suggestion médicale.
Les choses semblaient en meilleure posture avec l'hypnose. Encore étu­diant, j'avais assisté à une séance du « magnétiseur » Hansen, et j'avais remar­qué que l'une des personnes soumises à ses essais était devenue d'une pâleur mortelle au moment où elle tombait en catalepsie et était demeurée telle pendant toute la durée de cet état. Ceci assit sur une base ferme ma conviction de la réalité des phénomènes hypnotiques. Bientôt après, cette manière de voir trouva dans Heidenhain son protagoniste scientifique, ce qui n'empêcha pas les professeurs de psychiatrie de déclarer pendant longtemps encore que l'hypnose est une charlatanerie et, de plus, une charlatanerie périlleuse, et de mépriser de très haut les hypnotiseurs. J'avais pu voir à Paris comment l'on se servait sans hésiter de l'hypnose pour créer, chez les malades, des symptômes, et ensuite pour les en délivrer. C'est alors que la nouvelle nous parvint qu'à Nancy avait pris naissance une école qui se servait largement de la suggestion, avec ou sans hypnose, et ceci avec un succès tout particulier, dans des buts thérapeutiques.
Ainsi, tout naturellement, dans les premières années de ma pratique médicale, - sans tenir compte des méthodes psychothérapiques employées parfois de façon non systématique, - la suggestion devint mon principal instrument de travail.
J'avais par là renoncé au traitement des maladies nerveuses organiques, mais il n'y avait pas grande perte. Car d'une part la thérapie de ces états n'offrait en rien de satisfaisantes perspectives et, d'autre part, dans la pratique privée du médecin établi en ville, le petit nombre des malades de cet ordre disparaissait au regard du nombre immense des névrosés, nombre encore multiplié par le fait que ces malades couraient, sans trouver de secours, d'un médecin à l'autre. D'ailleurs le travail au moyen de l'hypnose était fascinant. On éprouvait pour la première fois le sentiment d'avoir surmonté sa propre impuissance, le renom d'être un thaumaturge était très flatteur. Je devais découvrir plus tard quels étaient les défauts du procédé. Pour le moment je ne pouvais me plaindre que de deux choses: en premier lieu, qu'on ne réussît pas à hypnotiser tous les malades; en second lieu, qu'on ne fût pas maître de plonger tout le monde dans une hypnose aussi profonde qu'on l'eût souhaité. Dans l'intention de parfaire ma technique hypnotique, je partis, l'été de 1889, pour Nancy, où je passai plusieurs semaines. Je vis le vieux et touchant Liébault à l'œuvre, auprès des pauvres femmes et enfants de la population prolétaire ; je fus témoin des étonnantes expériences de Bernheim sur ses malades d'hôpital, et c'est là que je reçus les plus fortes impressions relatives à la possibilité de puissants processus psychiques demeurés cependant cachés à la conscience des hommes.
Afin de m'instruire, j'avais amené une de mes patientes à me suivre à Nancy. C'était une hystérique fort distinguée, géniale­ment douée, qui m'avait été abandonnée parce qu'on ne savait quoi en faire. Je lui avais rendu possible, par la suggestion hypnotique, l'existence, et il était resté en mon pouvoir de la relever toujours à nouveau quand elle retombait dans son misérable état. Comme elle faisait toujours, après quelque temps, des récidives, je l'attribuais, dans mon ignorance d'abord, à ceci que son hypnose n'avait jamais atteint le degré de somnambulisme avec amnésie. Bernheim essaya plusieurs fois à son tour de la plonger dans une profonde hypnose, mais il ne réussit pas mieux que moi. Il m'avoua franchement n'avoir jamais obtenu ses grands succès thérapeutiques par la suggestion ailleurs que dans sa pratique d'hôpital, et pas sur les malades qu'il avait en ville. J'eus avec lui beaucoup d'entretiens intéressants et j'entrepris de traduire en allemand ses deux ouvrages sur la suggestion et ses effets thérapeutiques.
De 1886 à 1891, j'ai peu travaillé scientifiquement et n'ai presque rien publié. J'étais pris par la nécessité de m'établir dans ma profession nouvelle et d'assurer mon existence matérielle ainsi que celle de ma famille rapidement croissante. En 1891, parut le premier des travaux relatifs aux paralysies cérébrales, rédigé en collaboration avec mon ami et assistant le docteur Oscar Rie. La même année une proposition de collaborer à un dictionnaire médical m'incita à élucider le problème de l'aphasie, alors dominé par le point de vue étroit des localisations de Wernicke-Lichtheim. Un petit livre spéculatif-critique: De la conception des aphasies (Zur Auffassung der Aphasien) fut le fruit de ces efforts.
Il me faut maintenant poursuivre et faire voir comment l'investigation scientifique redevint l'intérêt capital de ma vie.

Ma vie et la psychanalyse par Sigmund Freud.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant