IX. Observations

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Aëna


Japnar fait claquer sa mâchoire, signe d'ennui. Je ne peux pas lui en vouloir, nous volons sans cesse depuis trois jours et rien n'a animé notre trajet.

Je n'aime pas ces temps paisibles, j'ai toujours l'impression que cela cache quelque chose de plus terrible encore.

C'est l'aurore et une brume glaciale vient de se lever. Malgré l'épaisseur de mon armure de voyage, je tressaille. C'est incohérent, je ne ressens pas le froid, et rien d'effrayant ne se distingue autour de nous.

"Aëna, regarde en bas." Me souffle Japnar.

J'obéis et tout d'abord, avec mon regard humain, je ne vois rien, trop entravé par le brouillard pour apercevoir quoi que ce soit. J'emprunte alors le regard de mon frère dragon, car le lien qui nous unit permet cela.

Voir comme un dragon est extrêmement déroutant quand on n'a jamais eu l'occasion de le faire. C'est difficile à expliquer, mais cela met en déroute tous les autres sens humains, pour percevoir ce qui nous entoure avec des textures et des tons agressifs tout en étant derrière d'épais remparts de verre. On peut se retrouver emporté au loin et si l'esprit n'est pas solide et résistant, la folie peut même s'y installer.

Pour moi, c'est différent. Je suis une Aînée, et mon esprit a été forgé par les Dragons. Voir comme un dragon est presque plus naturel pour moi que mes vrais yeux. A chaque fois, c'est comme si je mets enfin des lunettes adaptés à ma vue. Il n'y a que pour les Aînés qui vivent cela ainsi. Les Puînés y arrivent rarement, et il faut des années à renforcer leurs esprits avant de s'y essayer la première fois.

Bref, avec les yeux de Japnar, je vois enfin au delà du brouillard. Et je comprends pourquoi j'ai frémi.

Des centaines d'êtres difformes, le corps terreux le regard rougeoyant et à la démarche lente, tentent de traverser les montagnes. On ne voit plus leurs chairs noirs sous la crasse, et s'ils sont vêtus, on ne le voit pas non plus. Bizarrement, on distingue leurs rares cheveux, si encrassés qu'ils sont aussi sous une lourde couche terreuse. Pas de nez, mais une bouche difforme qui laisse voir des dents rares et brunes, mais aiguisés comme des couteaux.

Les Miasques.

Créatures interdites, contre-nature et maudites depuis qu'elles foulent cette terre de leurs immondes pieds pourris. Je ne sais plus qui les a créés, mais c'était il y a plus d'un millier d'années, un être dont la seule ambition était de conquérir le monde de la plus vicieuse des façons. Il fût tué, mais malheureusement, la plaie qu'il a engendré lui a survécu jusqu'à nos jours.

Il ne faut pas se tromper: sous leur apparence hideuse et leur allure pataude et lente se cache des guerriers vifs et rapides, les gestes sûrs, et quasiment indestructibles. On ne peut, le plus souvent, que les arrêter. Pour les détruire, il faut trouver leur noyau de vie, une bille d'un bleu luisant pas plus grosse qu'une perle de culture qui se ballade dans leurs corps aléatoirement, et qui se renforce quand le Miasque se sent en danger. C'est la raison pour laquelle seuls les Draconistes peuvent les affronter: il n'y a que nous qui arrivons à porter des attaques assez rapides et puissantes pour faire rompre le noyau. Et même parmi nous, c'est rare.
Mon père est donc un très grand combattant.

Les Miasques sont loin de nous. Il a fallu que je patrouille très au nord pour tomber sur eux. Ils sont discrets et ne portent pas d'armes, et se fondent dans les ombres des forêts obscures où la neige du pôle ne les atteint pas. Mais ils sont là. Et ça, ce n'est pas bon du tout.

Je me prends à élaborer une attaque, quand Japnar m'arrête dans mes pensées.

" Aëna, sois raisonnable. Ils sont des centaines, et nous sommes seuls. Pour les arrêter, il faut que nous soyons bien plus que cela. Et plus organisés. Si nous descendons ici, nous mourrons bêtement.
- Tu as raison, mais ne rien faire, cela m'inquiète plus que de tenter quelque chose.
-Nous devons aller voir les autres et les empêcher de descendre plus bas dans les territoires humains. Après tout..."

Japnar ne termine pas sa phrase, interrompu par une lance qu'il esquive de justesse. Nous venions d'être repérés malgré le brouillard ? C'était à peine croyable !

Mon frère-dragon attrape pourtant la lance suivante dans sa gueule avant de fuir à tire d'ailes de la portée des Miasques. Je la lui sors ensuite de la gueule, sachant très bien pourquoi il veut la ramener chez nous.

" Pour qu'on agisse au plus vite. Ils sont plus agressifs qu'auparavant. Il faut se méfier, après tout, c'est vous, leur nourriture préférée. "

Mon sang se glace.

Draconistes [TERMINE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant