CHAPITRE 1

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Paris, 5 février1887

Depuis qu'elle était au service de Gabriel Voltz, Rose avait appris une chose essentielle, voire vitale : sortir à la nuit tombée dans Paris était la plus mauvaise idée qui soit. En s'engouffrant dans le passage du Pont-neuf, la jeune fille maudit à voix haute son insupportable employeur qui l'obligeait à emprunter ce genre de coupe-gorge à plus de vingt-deux heures. Les quelques malheureux becs de gaz parvenaient à peine à éclairer les enseignes des boutiques le long de la ruelle, longue d'une cinquantaine de mètres. La moindre ombre, le plus petit bruit suspect la faisaient accélérer malgré les semelles usées de ses bottines. À plusieurs reprises, elle manqua de se rompre les chevilles sur les dalles irrégulières et humides.

À bout de souffle d'avoir remonté en courant la rue du Pont-Neuf, elle se refusa toutefois à ralentir. Au-dessus de sa tête, la pluie frappait la verrière opaque. Ce martèlement lugubre lui arracha des frissons et Rose accueillit avec un soulagement certain les rires gras qui provenaient de l'extrémité du passage. Quelques gentilshommes, vêtus de hauts-de-forme et de capes sombres, convergeaient le long de la rue Mazarine vers une seule et même adresse. À l'heure où le théâtre, l'opéra et les soirées mondaines prenaient fin, ces messieurs – fidèles à leurs rendez-vous hebdomadaires plus qu'à leurs épouses – avaient délaissé ces dernières pour d'autres plaisirs que leur fournissait la tenancière du Lys blanc.

On accédait à l'établissement par un large porche ouvert. Au fond d'une cour fermée, un attroupement s'était constitué devant l'entrée gardée par un vigile imposant attifé d'une livrée rouge, assortie à la porte dont il protégeait l'accès. Rose risqua un coup d'œil sous le porche et étira le cou pour observer les lieux. Une grimace fronça son nez mutin. L'envie de rebrousser chemin la tenaillait de nouveau. Elle l'aurait fait si un mystérieux visiteur n'attendait pas son retour à la demeure de monsieur Voltz. Il lui avait fichu une telle trouille qu'elle se voyait mal faire demi-tour sans son employeur. L'homme, un ecclésiastique à la mine pati­bulaire, avait l'air aussi patient que compatissant. Sommée de lui ramener son maître dans l'heure, l'adolescente n'avait eu d'autre choix que d'affronter les ruelles sombres et peu avenantes qui conduisaient à la maison close.

Rose respira profondément les effluves de parfum mêlés à l'humidité de la cour pour se donner du courage. Elle bomba la poitrine, tira sur son jupon et tenta de remettre de l'ordre dans ses boucles rousses, dissimulées sous la capuche de sa cape. Sous les regards dubitatifs des hommes pa­tientant devant la porte, la jeune fille se faufila au milieu des manteaux et des cannes hors de prix jusqu'au planton en rouge. Son seul œil valide, surmonté d'un épais sourcil noir, s'écarquilla quand il vit immerger de l'attroupement l'adolescente maigri­chonne de seize ans vêtue d'une robe sombre de servante.

— Je dois parler à monsieur Voltz, annonça-t-elle.

— Monsieur Voltz est occupé.

Un sourire goguenard égaya la face grêlée du cerbère. Déjà passablement agacée par cette sortie nocturne, son attitude con­descendante horripila Rose. Sans compter que sa présence devant cette porte avait l'air d'amuser les clients qui l'entouraient de beaucoup trop près à son goût. Quelques plaisanteries échangées entre eux en firent rire quelques-uns aux éclats. Même si elle n'entendit pas leur teneur, impossible d'ignorer qu'elle en était la cible. Furibonde, les lèvres pincées, elle colla ses poings sur les hanches et se retint de laisser fuser le langage fleuri qu'elle maîtrisait à merveille.

— Eh bien, interrompez-le ! C'est urgent !

... « face de coprolithe » ajouta-t-elle mentalement. Rose n'était pas certaine du sens du mot. Elle l'avait entendu une fois de la bouche de son maître et, à la réaction du destinataire, en avait déduit que l'insulte devait être vexante. Face à la détermination de la demi-portion, le cerbère fit un bref effort de réflexion, puis entrouvrit la porte derrière lui. Des éclats de rire exagérés et des odeurs affriolantes de nourriture et de parfums s'échappèrent de l'embrasure. L'homme appela et échangea quelques mots avec une interlocutrice, que Rose ne vit pas, avant de refermer.

— Dégage de là et va attendre plus loin, lui ordonna-t-il d'un geste autoritaire.

Rose obtempéra de bonne grâce et trouva refuge sous le porche traversé par un courant d'air glacial. Après sa course folle, le froid saisissant de ce début de mois de février la tétanisa. Trempée, la jeune fille sautilla sur place pour se réchauffer et compta machinalement les futurs clients qui passaient devant elle. Elle attendit ainsi un bon quart d'heure en pestant entre ses dents. Soudain, la porte rouge s'ouvrit en grand. Un échalas frôlant le mètre quatre-vingt-dix en sortit. Il avait à peine trente ans – tout du moins en apparence – parlait fort et faisait de larges gestes pour saluer ses hôtesses dont les exclamations faussement énamourées étaient aussi peu discrètes que lui. Gabriel Voltz fendit le groupe en gesticulant pour enfiler son manteau. Il enfonça son haut-de-forme sur sa tignasse noire en bataille sans se soucier d'assommer sur son passage quelques clients avec sa canne.

— Par tous les diables, Rose ! J'espère que tu as une bonne excuse pour être venue jusqu'ici ! tempêta-t-il en lançant ses longues jambes à l'assaut des pavés de la cour.

— Bien sûr que non ! J'ai eu une envie subite de prendre l'air et je me suis dit « Tiens si j'allais dans le lieu de débauche favori de mon employeur, histoire de me geler les miches pendant qu'il finit ses petites affaires » !

Furieuse, la jeune fille se retint de lui envoyer son pied dans les tibias à défaut de pouvoir atteindre une autre partie de son anatomie. Le regard acier de Gabriel se plissa d'agacement. Il pointa le pommeau d'argent de sa canne non loin du nez arrogant de sa protégée :

— Tu es la créature la plus insupportable qu'il m'ait été donné de croiser depuis un siècle ! chuchota-t-il entre ses dents serrées pour que ses propos ne soient pas entendus.

— Vu vos fréquentations, ça m'étonnerait ! D'ailleurs, l'une d'elles vous attend à la maison. Elle vous fait demander. Ça a l'air urgent.

L'exaspération de Gabriel retomba d'un coup. Empoignant le bras de la jeune fille, il l'entraîna dans la rue, loin d'oreilles indiscrètes. Des visites nocturnes n'étaient jamais annonciatrices de bonnes nouvelles dans sa profession. Ils marchèrent d'un pas rapide sur une dizaine de mètres, puis s'engouffrèrent dans le passage du Pont-Neuf. Rose peinait à suivre les longues enjambées de son protecteur. Au milieu du corridor, Gabriel la lâcha.

— Dis-moi tout, l'exhorta-t-il tout en poursuivant son chemin, l'adolescente sur ses talons.

— Je n'ai pas retenu son nom...

— Je t'ai interdit de faire entrer quiconque en mon absence !

— Ce n'est pas moi : c'est cette andouille de gouvernante ! Mais il n'y a pas à s'inquiéter : c'est un prêtre...

Gabriel s'arrêta si brusquement que Rose le percuta. Son visage fermé quand il se retourna ne la rassura pas le moins du monde.

— Barnabas Varga ? tenta-t-il d'une voix sourde.

Inquiète, Rose acquiesça d'un mouvement de tête. Sans explication, il fit volte-face et reprit sa marche rapide. Contrainte de trottiner pour rester plus au moins à sa hauteur, la jeune fille s'empressa de l'interroger :

— Quel est le problème ? Ce n'est qu'un prêtre.

— Tu connais l'adage « L'habit ne fait pas le moine » ? Eh bien, jamais expression n'a collé aussi bien à un personnage qu'à Barnabas Varga.


Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la mainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant