"Parler est un besoin, écouter est un art. Goethe. T'en penses quoi ?"
Jolie citation, non ? Bon, ici, pas de bullshit philosophique ne vous inquiétez pas. La philosophie ne m'a jamais vraiment touchée, je lis simplement une citation joliment calligraphiée avec une belle couleur rouge sur le mur d'une galerie d'art, si vous me permettez cet élément de contexte. J'ai de toute façon la conviction que c'est inutile de philosopher trop longtemps. On entend ici ou là une citation intéressante, avec laquelle on est d'accord ou non, puis on l'oublie aussitôt pour redevenir ce que nous sommes : des êtres imparfaits, qui feront des choix rarement guidés par la morale ou la vertu. Les enseignements de la philosophie passent par une oreille et ressortent pas l'autre.
Preuve en direct : mon fils. Un cas plus complexe encore d'être imparfait, car ma question n'a même pas atteint la première oreille.
"Tu pourrais retirer ton casque s'il-te-plaît ? "
Je suis vraiment obligé de faire des grands gestes pour qu'il comprenne.
"Qu'est-ce qu'il y a ?"
Sacré tact. Ben il y a que j'ai honte de mon adolescent quand je le vois écouter et regarder ses vidéos alors qu'il déambule dans une exposition d'art. Il y a que je suis triste de ne pas le voir apprécier l'art à sa juste valeur ; je suis sûr qu'il n'a pas donné plus de quelques secondes d'attention à ce magnifique tableau abstrait devant lequel nous sommes passés tout à l'heure. Il y a que je suis déçu, alors que nous sortons très peu, de voir que mon fils n'essaye pas de partager un bon moment avec sa mère. Mais tout cela, je ne l'ai pas dit. Je le réalise quand, après quelques secondes à le fixer dans les yeux parce que je suis outrée par sa désinvolture, il ajoute :
"Tu m'as posé une question, c'est ça ?"
Je deviens rouge, mais je n'ajoute toujours rien. Je me contente de souffler du nez et de tourner le visage à nouveau vers la citation au mur. Je la regarde pour ne pas le regarder lui. Quoi qu'il en soit, semblerait-il que Victor soit insensible au non-dit, car il retourne aussitôt à la vidéo sur son téléphone, comme si les traits de mon visage n'étaient pas suffisamment tendus pour lui faire comprendre qu'il y avait un problème. Écouter n'est pas un art dans lequel il excelle, c'est sûr.
J'ai mal au crâne. Fermer les yeux et serrer fort mon front avec mon pouce et mon index me soulagent à peine. Avançons.
Un peu plus loin, mon mari échange avec nos amis communs, tenant une coupe de champagne encore remplie à la main. On le rejoint avec Victor.
"Tiens mon cœur, petit réconfort."
Il me tend la coupe qu'il m'avait réservé. C'est attentionné. Je l'entame rapidement.
"Merde, je le bois comme si je n'avais plus mal au crâne alors que j'ai vraiment eu la preuve que si il y a quelques secondes.
- Mince, t'as encore mal ?
- Oui, mais ça devrait passer je vais bien."Mon sourire à la fin de ma phrase était un peu forcé. D'une manière que j'espérais suffisamment explicite pour qu'il comprenne que, non, ça ne va pas trop. Que j'ai besoin de lui pour m'aider à passer ce moment.
Semblerait-il que, lui non-plus, n'excelle pas dans l'écoute. Il me retourne mon sourire et retourne à la conversation avec nos amis. Je crois que ça parle politique mais je n'ai pas la force de m'impliquer dans un échange avec beaucoup de personnes ; trop de stimulation cognitive. Je continue de m'enfoncer dans la galerie, tandis que l'adolescent me suit mollement.
Sur l'étiquette de ce tableau il est inscrit "Blanc", pourtant j'ai l'impression d'y voir une teinte de rose ou de rouge. J'ai eu pendant un instant la tentation de demander à mon fils s'il voit la même chose, mais cela aurait demandé un effort considérable de le tirer de son téléphone. J'aurais bien partagé l'expérience du "Blanc - teinte de rouge surprise" avec mon mari, mais il ne nous a toujours pas rejoint.
J'aurais sincèrement préféré sa présence à cette coupe de champagne que je n'arrive pas à finir. Il a toujours été attentionné avec moi, à multiplier les petits gestes et les gentillesses. Avec la passion des débuts, ces gestes alimentaient mon amour pour lui - et puis, cela me faisait le désirer encore plus. Chaque geste signifiait réellement son attention, car c'était aussi une oreille attentive. Mais depuis quelques temps, j'ai ce sentiment paradoxal que ces mêmes gestes le dispensent de réellement écouter mes besoins. Cette coupe, c'est sa dispense.
"C'est moi ou ils ont tamisé la lumière pour cette partie de la galerie ? C'est de plus en plus sombre par ici. Et puis cette couleur rouge, on dirait un club échangiste."
Il faut que j'arrête de parler dans le vide. Il y a sûrement chez moi l'espoir que quelqu'un me réponde, peut-être mon fils. Mais comme depuis longtemps, il n'y a que moi pour m'entendre.
Mon crâne me relance.
"Parler est un besoin, écouter est un art". D'accord Goethe, j'ai tellement besoin de parler. Mais en même temps qui m'écoute ?
Un marteau se balance dans ma tête. La vache, il faut encaisser.
C'est si dur d'écouter. Je ne peux pas leur reprocher de ne pas le faire quand moi-même je n'arrive pas à écouter mes propres besoins. On ne peut pas écouter quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il veut. Bordel comment parler si on ne peut s'écouter ? Il manque quelque chose.
Je rapproche la coupe de champagne pour en boire une nouvelle gorgée. Au moment de la mettre contre mes lèvres, je remarque une fumée rouge qui se répand doucement dans le spiritueux. Je réalise que c'est une goutte de sang.
La passion. Il me manque la passion. Oui, c'est ça : je ne vis pas passionnément. Donc je ne vis pas tout court. Je suis seulement témoin de ma vie.
En levant les yeux, je vois cette fumée rouge s'agiter sur le tableau blanc. La même fumée que dans mon champagne. Elle gâche la sérénité qui devait se dégager de l'œuvre.
Je ne veux plus ça. Je veux jouer le jeu de la vie. Être guidée par mes envies, par mon amour pour mon fils et mon mari, et non par le bon sens et le devoir. Ressentir la force des émotions qui animent chaque instant de ma vie.
Dans un son étouffé et lointain, je crois entendre vaguement un éclat de verre.
Suis-je en train de philosopher ?
Je remarque que la coupe n'est plus dans ma main.
"Maman ?"
L'ondulation du tableau me fait tourner la tête.
"Vivre, c'est... le vouloir."
J'ai besoin de fermer les yeux quelques secondes. Juste quelques...
"Maman, merde, merde qu'est-ce qui t'arrive ? Papa, vite !
- Je veux..."Quelques secondes.
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Noir
De TodoQuelle couleur s'impose à vos yeux ou vos souvenirs quand vous prenez le recul sur votre vie ? Commencé en 2016, à 15 ans.