6

1K 91 10
                                    


Pour progresser dans Azura, mieux vaut être entouré. La plupart des mécaniques du jeu, à haut niveau, sont basées sur l'entraide et la coopération entre joueurs.

Seul, on se prive de beaucoup de contenu intéressant, comme par exemple les raids : ce sont des sortes de donjons, mais prévus pour un plus grand nombre de personnes. Là, dans ces territoires gardés par les ennemis les plus titanesques du jeu, le potentiel épique d'Azura atteint son paroxysme. Il faut imaginer une quarantaine d'aventuriers, un groupe hétérogène mais aux compétences complémentaires œuvrer ensemble, comme un seul corps, afin de faire mordre la poussière à des divinités enragées.

Les récompenses sont à la hauteur du péril : c'est en effectuant des raids que l'on a une petite chance de mettre la main sur des pièces d'équipement surpuissantes, celles que l'on arbore fièrement en capitale car elles témoignent de victoires légendaires. Aussi, lorsqu'on me propose d'intégrer la guilde Aurora Borealis, je n'hésite pas une seconde. D'ailleurs, le nom m'inspire. IRL, j'ai toujours rêvé de partir loin au nord pour observer ces phénomènes lumineux qui enchantent les nuits polaires...

La hiérarchie au sein de la guilde est très stricte. C'est la condition sine qua non pour parvenir à coordonner des affrontements d'une telle ampleur. Je commence, bien entendu, tout en bas de l'échelle, au rang de recrue. Seule l'élite a le privilège de partir en raid. Il faut d'abord faire ses preuves au sein de l'organisation si l'on souhaite les accompagner.

Des temps de présence me sont aussi imposés, et je dois également offrir une partie des ressources que je gagne à la guilde, celles-ci sont utilisées par les artisans. Ces derniers fabriquent ensuite du matériel tel que des sacs de transport ou des outils, et concoctent des potions pour nous aider dans nos combats. Les offrandes pécuniaires ne sont pas explicitement demandées, mais, je comprends vite que donner de l'or à la communauté permet de se faire bien voir.

Faut le savoir, pourfendre un colosse nécessite de multiples tentatives, le temps pour le groupe de se roder, de trouver la bonne stratégie à adopter afin de contrer les attaques du monstre. Et chacune de ces tentatives coûtent forcément de l'argent. Principalement pour réparer l'équipement défoncé des clampins gisant lamentablement sur le sol.

Pour le moment, je contribue au financement des raids auxquels je ne participe pas. Mon cher ami de petite taille, pour qui la monnaie est une denrée aussi précieuse que le houblon, ne manque pas de me le rappeler à chacun de nos échanges. Mais, j'ai bon espoir que la situation évolue. Je caresse l'ambition d'amener Mordred au plus haut niveau.

Cette fois-ci, Jérôme ne m'a pas suivi. Disons pas plus d'une journée, le temps d'être gavé par les sollicitations permanentes des autres membres de la guilde, tel que :

« Qui veut grouper pour enchaîner les donjons ? » « Y a-t-il un calligraphe de connecté pour me filer un parchemin de sagesse ? » Et cetera et cetera. Les multiples contraintes auxquelles je me plie bien volontiers sont un répulsif pour mon comparse, qui se fiche d'ailleurs pas mal du jeu à haut niveau.

Lui préfère tracer de son côté, se promener dans le vaste monde au gré de ses envies. Son passe-temps favori est d'assassiner sournoisement les voyageurs isolés, d'attendre qu'ils ressuscitent et de recommencer. Une vraie raclure de bidet ! Je crois qu'il s'agit du seul lien qu'il se plaît à entretenir avec les autres joueurs.

Ça et un peu de roleplay, parce que rendre son nain voleur crédible ne lui demande pas trop d'efforts : il lui suffit d'exagérer un chouia certains traits de son caractère naturel... Un zeste de bonhommie, un soupçon de cordialité intéressée, et le plaisir insatiable de partager des blagues d'un goût variable. Néanmoins, il refuse d'intégrer une guilde dédiée à cette seule activité, préférant frayer en solitaire, et ainsi, être libre de tout engagement envers d'autres humains.

Je décline de plus en plus ses propositions d'aimable vagabondage, avec l'amusement pour unique récompense. La guilde me prend tout mon temps. Comme je suis un petit nouveau, je fais du zèle auprès des officiers. Ceux-ci ne m'accordent pourtant guère d'importance, puisque je suis en période de test et que je pourrais aussi bien n'être qu'un voyageur de passage. Je me réconforte à l'idée que je ne suis pas seul à être snobé de la sorte: c'est le lot de tous les bleus.

La capitainerie discute seule sur un canal de discussion privé. Cette mise à l'écart heurte certains membres, et ceux-ci prennent donc le large d'eux-mêmes. De mon côté, je suppose que les gradés évitent de nouer des liens avec les bizuts, certes d'agréable compagnie, mais qu'ils devront peut-être éconduire si leur niveau en jeu s'avère en deçà des attentes de la guide.

Il m'est ainsi plus aisé de sympathiser avec les autres novices. Randal est un pirate gouailleur, un grand chauve au teint hâlé, qui court les jupons aussi sûrement que l'aventure. Avec lui, le courant passe immédiatement. On aborde même nos vies respectives. Lui bosse dans un camping du centre de la France, comme homme à tout faire. Le bricolo qu'on appelle dès qu'il y a un 'blème dans un mobile-home ou qu'il manque des rouleaux de papier toilette dans les WC communs.

Les semaines s'écoulent sans que je ne puisse vraiment différencier un jour du précédent. L'hiver s'installe et m'ôte toute culpabilité au fait de rester enfermé chez moi, à jouer. Que faire d'autre avec un froid pareil, de toute façon ? Les connexions de Jérôme deviennent plus erratiques, sans que je ne m'en alarme outre mesure. Je me suis fait quelques bons contacts avec lesquels je discute en utilisant le tchat vocal de la guilde. Nos conversations tournent globalement autour d'Azura, ce qui n'est guère étonnant étant donné qu'on y passe tout notre temps.

Enfin, un soir, à la faveur d'un double désistement, on me propose, ainsi qu'à Randal, de partir en raid avec le groupe d'habitués. J'achète en catastrophe des gemmes et autres enchantements afin d'optimiser Mordred au maximum. Je ne dois pas laisser passer cette chance de briller. C'est mon moment ! On va partir se frotter à l'hippogriffe damné Percevent, un boss sur lequel la guilde bute depuis des semaines. Je regarde des vidéos du combat enregistrées par d'autres guildes, afin d'appréhender au mieux la stratégie du combat.

Malgré le manque de temps, je crois saisir dans les grandes lignes quel va être le rôle de Mordred dans cette bataille.

Je vais devoir me tenir à une distance raisonnable de l'animal fabuleux, éviter les tornades qu'il génère avec ses ailes et concentrer mes dégâts sur ses larbins ailés, qui vont rappliquer par dizaines, tandis que les combattants au corps-à-corps resteront focalisés sur Percevent.

Je passe le dernier quart d'heure de libre à vérifier minutieusement mes pièces d'équipement, en croisant les doigts pour ne rien oublier. J'apporte quelques menues retouches à ma barre de sort, pensée pour maximiser mes dommages. Puis un message apparaît au milieu de mon écran. On me propose de rejoindre le groupe an partance pour le raid. Angelus, le chef de guilde, m'invite sur le canal vocal réservé à l'escouade.

« Bonsoir. »

C'est la première fois que j'entends sa voix. Je suis choqué. Il ne doit pas avoir plus de dix-sept, dix-huit ans. Tout le monde salue, des voix d'hommes, de femmes, aucunes qui ne collent avec les images mentales que je me faisais des joueurs en me basant sur leurs seuls pseudo. Mon cœur bat la chamade. Un à un, nous sommes téléportés par nos éclaireurs au pied d'une montagne sinistre, désolée, dont le sommet est battu par un orage démentiel.

Malgré mes efforts de planification, rien n'aurait pu me préparer au reste de la soirée...

RoleplayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant