L'affiche

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  Elle venait d'être placardée. Un simple carré de papier épais, rugueux. On y avait calligraphié quelques mots.

« ORDRE DE LA CAPITALE

    Tout individu suspecté d'être
    un mystique, c'est-à-dire
    présenter des pouvoirs ou
    apparences démoniaques,
    devra être dénoncé aux
    autorités compétentes.»

Cela n'avait rien de nouveau. Depuis déjà plusieurs années, les mystiques étaient chassés, traqués, puisqu'ils étaient des serviteurs de démons, et mettaient en danger la sécurité qui régnait généralement en ville. Cet annonce ne servait qu'à officialiser ce qui était devenu une habitude. Pourtant, un petit attroupement s'était formé devant la feuille jaunie. Un homme s'esclaffa "Depuis qu'la ville a été fondée, j'ai jamais vu de compétence dans leurs autorités à la con !". De pâles sourires apparurent, tandis que des regards apeurés furetaient dans tous les sens, s'assurant qu'aucun garde ni aucun délateur n'avait pu entendre le trait d'humour. Il était dangereux à prononcer, et même à écouter, et cependant, il exprimait l'opinion générale.
Parmi cet amas d'yeux inquiets, un jeune homme se dressait, solidement campé sur des jambes paraissant figées, des bras fins croisés dans une postute méditative. Ses iris sombres ne brillaient pas, ils semblaient morts, inertes. Ils étaient rivés sur l'affiche. Soudain, ils disparurent : le jeune homme avait fait demi-tour. Il se fraya aisément une voie dans la foule, et en sortit rapidement, comme s'il en avait été rejeté. Son grand manteau noir claqua au vent, et dévoila ses vêtements élimés, ceints pourtant d'une belle ceinture de cuir. Il ne sembla porter aucune attention à l'air qui jouait avec ses habits : il marchait droit, résolument. Il traversa la place où l'on avait placé l'affiche. C'était un petit espace rond, se déployant autour de l'un de ces immenses lampadaires qui ponctuaient les villes. Sous le globe lumineux se retrouvaient des mendiants, qui proposaient leurs services multiples, moyennant de la nourriture ou de quoi se vêtir. Le jeune homme en faisait partie, quelques mois auparavant. Il avait, lui aussi, négocié âprement chaque salaire, grapillé un morceau de pain noir, volé un bijoux ou un outil, qu'il troquait contre une tunique ou un repas. Puis il avait été recruté à long terme. Il connaissait sa chance : manger à sa faim, dormir sous un toit, être décemment vêtu, était un luxe, depuis le Cataclysme. Sans ralentir le rythme de ses larges foulées, il détaillait chacun des hommes et femmes regroupés là. Ils étaient la base du système de richesse établi. Les marchands, qui paressaient derrière leurs étals, disposés dans les courbures de la place, employaient ces vagabonds pour le moindre travail physique. Parfois, c'était un notable qui s'approchait, souvent avec un dégoût mal dissimulé, pour proposer une besogne. Globalement, les miséreux étaient une main-d'oeuvre peu chère et fréquemment employée.
Et pourtant, on ne faisait rien pour eux. Les plus riches avaient besoin de cette pauvreté pour maintenir leur pouvoir, malgré leurs beaux discours. Si on était sûr de survivre dans les villes, on était aussi sûr d'y vivre mal et d'y souffrir. C'est pourquoi le jeune homme n'avait pas hésité à devenir... disons, rabatteur, pour les clients comme pour les employés, d'une des deux maisons closes de la ville de Naya. Ils arpentait les rues à la recherche de jeunes beautés, homme ou femme, qui pouvaient vouloir troquer leur misère contre leur honneur. Le soir, il se rendait dans le quartier riche pour servir d'intermédiaire discret entre les clients et les marchands de bonheur. Il avait rapidement gagné le surnom de Lapin, clin d'oeil à son corps agile et vif, autant qu'au type de rencontres qu'il organisait. Il n'avait pas de nom, et était constamment appelé par ce titre moqueur et dénué de respect. Mais il s'en moquait : rien ne comptait pour lui que de vivre. Personne ne l'avait jamais pris sous son aile, sa solitude l'avait érodé comme les tempêtes et les vagues, incessantes, cruelles, se jette sur les falaises, et, comme ces dernières, seules ses parties les plus résistantes restaient, unique constituant d'un être froid et vide. Froid et vide, comme son regard qui s'attachait brièvement à chaque miséreux, évaluant son corps, jaugeant son désespoir et estimant le potentiel de chaque individu à accepter le contrat que Lapin avait à proposer. Nul ne retint son attention, comme souvent. Le manteau noir s'éloigna.

Chasseur de DémonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant