Fioline

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Lapin n'attendit que quelques instants. La silhouette de Noïté qui s'éloignait se découpait encore assez clairement dans l'obscurité quand la porte s'ouvrit, et que Fioline jaillissait dans le flot d'une lumière chaude. Emmitouflée dans une longue robe de chambre, elle se hâta d'inviter Lapin à entrer. La porte se referma, emprisonnant le couple dans la douce chaleur du batîment. Le jeune homme remarqua que tous les domestiques semblaient avoir été congédiés, comme les fois précédente. Son hôtesse n'était que peu maquillée, mais s'enveloppait d'un nuage enivrant de parfum. D'un pas léger, elle le mena vers le salon, où une bouteille d'alcool et deux verres se tenaient au garde-à-vous, sur une table basse encadrée de fauteuils de velours, le tout délicatement surveillé par des gravures métalliques peintes, images d'hommes et de femmes étendus sur de doux tissus. Le luxe suprême. La première fois qu'il était venu, Lapin avait dû prendre sur lui pour masquer son mépris. Cet amas d'objets inutiles était pour lui ce que les hommes pouvaient faire de pire, peut-être même ce qui avait conduit au Cataclysme ; cette barrière insensée qui séparait les hommes sans raison ni sentiments s'apparentait à la pire maladie mentale qui puisse ravager l'humanité, pire que les religions et les sectes qui se multipliaient, pire que les politiques corrompus, pire que l'argent qui coulait entre les mains comme une poisse qu'on ne sait laver, et dans les villes comme le sang démoniaque dans les veines des mystiques, dans les veines de Lapin, pire que tout : la société. Elle n'avait aucune raison d'être, était apparue d'elle même et arrachait les tranchées qu'elle creusait dans l'humain à coups de haine et de mépris. Elle n'était qu'une course haletante vers la reconnaissance, méprisante pourtant, que peuvent nous porter les autres. La liberté ne se trouvaient qu'en marge de tout cet affreux engrenage. L'amour aussi. Ou presque.
Fioline se glissa jusqu'à un fauteuil, frôlant doucement Lapin ; elle s'installa, et avec un sourire, fit signe à son hôte de l'imiter. Tout en s'asseyant, Lapin demanda : « En quoi puis-je vous être utile ?». Un rire heureux lui répondit, immédiatement suivi d'une voix teintée de douceur et de joie : « Voyons, mon cher ! Il y a bien longtemps que vous ne venez plus ici pour les affaires...
- Vrai, mais votre mémoire vous apprendra que c'est toujours ainsi que commencent nos entretiens, remarqua Lapin.
- Vous avez raison ; cependant, maintenant que nous nous connaissons bien, nous savons que toute ces manières sont inutiles, ne pourrions-nous en passer ?
- C'est une excellente idée. Mais, par quoi commencerons alors ces discussions ?
- Votre logique vous apprendra, dit Fioline avec malice, que les réponses suivent les questions : puisque vous venez m'interroger, vous devriez commencer par vos questionnements...
- Je n'en ai pas. »
Elle avait raison. Lapin ne venait là que pour apprendre, apprendre, apprendre. Le monde semblait trop sombre, ondulant lentement sans honte de ses formes hideuses, pour qu'on le laisse aller sans chercher à l'embellir de quelques jolies couleurs, que l'on pouvait trouver entre autre dans le savoir.
Lapin eut un sourire silencieux. L'abscence de sons devint pesante, tant et si bien que, l'air gêné, il demanda : « Peut-être avez-vous, vous aussi, quelques questions à me poser...
- Oui, par exemple : Accepteriez-vous de partager mon lit ce soir ? Pourquoi vous obstinez-vous à vivre dans ce bordel ? M'aimez-vous ? Si oui, voudriez-vous un jour devenir mon mari ?... Mais je pense que ce genre de choses ne se dit pas de but en blanc ni seulement cinq minute après votre arrivée.»
Le visage de Fioline s'était paré d'un sourire enjôleur. Elle attendit la répartie de son invité, qui n'en trouvait pas. Le vide qui s'installa fut long, et désagréable. Jamais elle ne lui avait parlé en termes si clairs, et il s'en trouvait démuni. Jamais elle ne lui avait dit de cette manière et elle craignait sa réaction.
« Ce ne serait pas une bonne idée que d'accepter vos propositions. Je suis attaché aux miséreux.
- Et que pensez-vous de la classe aisée ?
- Son aise n'est pas ce que je recherche.
- Et que recherches-tu donc ? Le pouvoir ? répondit Fioline en souriant pour masquer le désarroi qui l'habitait.
- Non. Je cherche quelque chose à chercher.
- Si tu ne cherches ni le luxe ni le pouvoir, remarqua pensivement la jeune femme, sans avoir écouté la fin de la réponse de Lapin, c est que tu cherches le spirituel.
- Le spirituel ?
- La religion, si tu préfères.
- Non.
- Quel sens donnes-tu à ta vie alors ?
- Aucun. La vie est, et c'est déjà suffisant. Je lui donne tous les sens, et consacre mon esprit à l'inutile et l'infini de ce qui m'est donné.
- Quelles sottises ! s'exclama Fioline, le visage saisit par la désapprobation. Tu ne vas jamais au-delà des choses, à cause de ta pensée simpliste.
- Faut-il vraiment aller au-delà des choses ?
- Tu m'agaces, soupira Fioline en se levant : elle paraissait lasse. Suis-moi.
- Que v...
- Pas de remarques, je t'en prie. Tu es beaucoup trop incisif quand tu ouvres tes lèvres.»
Lapin retint sa question, et marcha sur les pas de Fioline ; les deux se renfermèrent, et leurs pas sur les tapis ne faisaient aucun son : le silence mettait le monde et leurs univers à genoux.
Ils arrivèrent dans une grande pièce à peine éclairée d'une bougie : dans la pénombre orange et boisée, Lapin comprit qu'elle l'avait mené jusqu'à la bibliothèque. Fioline alluma deux petites lanternes suspendues au-dessus d'une table de travail, et fit signe à Lapin d'approcher. Ce dernier s'exécuta, et, en avançant vers la table, son regard fut happé par la fenêtre, porte sur la nuit, qui l'appelait avec des reflets et buées fantômatiques, promesses d'un froid vivifiant dans un monde surnaturel. Deux soldats marchaient dans ce dehors si attractif ; ils saluèrent Fioline, sans voir le jeune homme qui, encore dans l'ombre, se rapprochait de la dame, et s'échappait par la vitre vers les obscurs gouffres de minuit. Il s'en détourna pour se plonger à contre-coeur dans le livre qui lui était tendu.

" La Prophétie ".

Tel était le titre, et ce furent les seuls mots qui marquèrent sa mémoire. Le reste du texte n'était qu'une vague impression de violence, d'horreur, de haine et de danger : dans le calme de la salle, les mots dançaient follement, précipitaient dans leur abîme. Les phrases se mêlaient, s'embrassaient, hululaient et scandaient sur des notes fausses et des rythmes réguliers. Rien ne se tenait à autre chose qu'à l'ensemble. Le sens se révélait tourbillonant et emporté par une logique boiteuse. Les lettres s'inséraient dans les veines et faisaient battre les tempes, gobaient la vie, suçait la joie. Tout tombait, tombait, tombait...

Le livre se referma en claquant. Lapin se tourna vers Fioline, qui lui dit : « Alors ? Convaincu ? Les mystiques sont la source de tous nos soucis, de tous tes soucis ; mais les dieux nous en protègeront : mieux vaut alors être du bon côté ...»
Lapin tremblait. Toute son ame croulait sous des spasmes incontrôlables, devant la cristallisation de son pire ; ce pire qu'il redoutait tant apparaissait, se montrait à lui, sous le plus joli visage du monde. Bête sauvage. Crocs. Il bouillait. Il couvait sa rage, il la refoulait mais elle déferlait plus forte encore, engloutissait son âme, noyait sa raison, renversait son être, brisait ses liens. Ses chaînes tombèrent bas.

Éclat. Brusque.

Il vit de loin Fioline qui laissait l'interrogation emplir ses prunelles. L'instant d'après, il lui serrait le poignet d'une main, lui empoignait la taille de l'autre, la plaquait contre le mur, tendait son cou pour hurler, à travers sa mâchoire de ténèbre, toute la rancoeur qui flottait en lui depuis tant de temps ; elle, devant la masse anguleuse de crocs, devant le grondement rauque qui brimait ses tympans, devant la bête, elle laissait la peur l'envahir, et elle hurlait. Fort. Très fort.

Lapin reprit conscience : le bruit qu'ils venaient de faire avait été entendu, à coup sûr ... Il fallait fuir. Devant ses yeux, ceux de Fioline, haletante, qui le fixait avec terreur. Soudain, un son : on tambourinait à la porte. Les soldats ! Sans relâcher la jeune femme, l'homme-bête chercha une issue, mais la bibliothèque était un cul-de-sac. Il allait se précipiter dans le couloir, vers l'entrée et le reste de la maison, quand il entendit la porte d'entrée craquer, et des voix d'hommes s'interpeller au-dehors. Il abandonna son hôte, et, de son coude, brisa la vitre au-dessus de la petite table. Le froid du monde s'engouffra comme un diable dans la maison, et Lapin sauta au-dehors. La bibliothèque était au rez-de-chaussée, et, sitôt sorti, notre héros s'éloigna dans la rue. Il se retourna, pour voir Fioline lui jeter un regard lourd de mépris, alors même qu'encore elle tremblait de froid et de peur. Un soldat déboula dans la bibliothèque. L'air médusé, il contempla la scène. Au moment où il vit le fugitif, et se précipita vers la fenêtre, l'autre, resté sur le pas de la porte, s'élançait vers le mystique à la gueule sombre. Lapin fit disparaître son visage d'animal, puis sourit froidement.

Courir.

Chasseur de DémonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant