Doutes

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La silhouette fine traversa la ville. Lapin finissait sa journée. Il passa non loin du quartier riche. Il s'arrêta, et, fait rare, il s'accorda un temps de repos et de méditation. Il s'assit à même le sol, sans se soucier des regards qu'on lui jetait. Il fixait les toits de tuiles des quelques véritables bâtiments de la ville. Dans ces demeures confortables vivait sa clientèle. Il ne l'aimait pas.
En réalité, il n'aimait personne, mais ces gens là, il les détestait presque. Trop sûr d'eux, trop prétentieux, trop faussement aimables... Il n'admirait que leur savoir. Et encore, peu recevaient un véritable enseignement. Mais l'élite de ce ramassis de lèches-bottes possédait de nombreuses connaissances. Si l'intelligence s'apprenait mieux que nulle part parmi les mendiants, dans les rues, le savoir était précieux et rare, c'était un véritable trésor, qui fascinait Lapin. Mais il n'était pas accessible. Ceux qui le détenait ne le cédait pas. Sauf Fioline. Mais c'était un peu plus ambigü : Fioline était comme les autres, mais Lapin la suspectait de l'aimer ; ce qui expliquait qu'elle lui livre de nombreux secrets d'érudits.
Lentement, sans envie, Lapin se leva. Il se remit en marche, mais son esprit voletait bien plus haut que ces rues taillées parmi les décombres. Il rêvait et ses songes étaient un arbre dont les racines s'entremêlaient autour d'un petit objet. Autour d'une affiche.
Lentement, la nuit était tombée. Les hauts et larges lampadaires brillaient ça et là d'une belle lumière blanche. Au-dessus du quartier riche veillait le scintillement léger de la machine qui tenait les démons éloignés. Cette haute tour cuivrée et mystérieuse était la clé de la sûreté de la ville. Elle accomplissait sa tâche dans l'ombre alors que Lapin se dirigeait vers une porte, qui laissait filtrer de la lumière à travers ses larges bordures. Quand il l'ouvrit, un flot de clarté jaillit et l'enveloppa alors qu'il rentrait dans la bâtisse. La porte se referma.
La pièce avait sacrifié le beau au profit du confortable. Le mobilier était pratique et les fauteuils appelaient les jambes fatiguées comme un repas chaud appelle un ventre affamé. Leur rembourage moelleux était un univers de douceur et de tendresse, et de jeunes femmes attendaient, installées le mieux du monde, l'une baîllant d'un geste nonchalant, l'autre jouant avec les bords bleutés de sa jupe deux autres encore discutant doucement. L'arrivée de Lapin leur fit un instant tourner les yeux ; mais, voyant que ce n'était pas un client, elle retombèrent dans leur attente léthargique. Une voix grave se fit entendre : « Qui est-ce ? ». Un homme large apparut. Gus. Un petit scribouillard, tout en opposition avec ses épaules massives et ses mains épaisses, tant sa bassesse et sa lâcheté filtraient à travers ses petits yeux et ses lèvres pincées. « Alors, Lapin, s'exclama-t-il, tu ne nous rapporte personne ?
- Non, répondit l'intéressé. Mais ne t'emballe pas : j'ai déjà ramené quelqu'un hier. Et nous n'avons pas un réel besoin de recrues.
- Tout doux, sourit Gus, ses yeux brillants d'un vice amusé. N'oublie pas qui est le patron...
- Ce n'est pas toi, justement, nota une jolie voix féminine.»
C'était Noïté qui avait parlé. Personne ne supportait Gus, et encore moins ces demoiselles qu'il méprisait ouvertement. La provocatrice se leva, et ajouta : «Tu ne vaux pas plus que nous. Cesse de fanfaroner et de t'imaginer important. Si tu n'es pas à notre place, c'est grâce à ta laideur ; tu as beaucoup de chance d'être hébergé parmi nous. Alors, s'il-te-plaît, sois gentil et tais-toi.»
Ces disputes étaient monnaie courante : Lapin s'éloigna en soufflant un léger soupir d'ennui. Il se dirigea vers une série de portes, qu'il longea pour accéder à un escalier, et arriva dans sa chambre, espace confiné, rammassé sous la toiture, hébergeant une paillasse moelleuse et un coffre supportant un miroir. Lapin s'assit face à la glace, et son reflet céda à l'expression d'angoisse qui crispa son visage. Un amer sentiment éclata dans ses veines en même temps que son visage se réfugiait entre ses mains. Il resta comme cela un long moment dans cette position, alors que la mer de pessimisme et d'anxiété qui l'avait empli tendait vers la marée haute. Il avait perdu tout contact avec le réel : ni ses mains qui se contractaient dans le miroir, ni l'odeur de parfum qui grandissait à mesure que les employées revenaient de leur voyage dans le quartier riche, ni les éclats de voix qui jaillissaient, de la fine gorge de Noïté ou du cou épais de Gus, ne parvinrent à l'animer. Mais, dans un geste aussi soudain que violent, il releva la tête, comme si sa lente noyade dans les eaux froides du désespoir fade qui l'habitait lui avait donné peu à peu quelques forces, à travers la douleur aigüe qui l'avait transpercé lentement.
Il ouvrit grand sa bouche et se regarda dans le miroir. Une lueur dévorante brûlait ses yeux, et disparut quand ses paupières se fermèrent brusquement. Des rides lacérèrent son visage tendu par la concentration et, tout doucement, des ombres s'accrochèrent et couvrirent ses gencives, puis ses dents. Alors qu'un râle glissait doucement du fond de la gorge de Lapin, l'obscurité éclata et conquit toute la mâchoire, les lèvres, et une armée de crocs cliqueta en se redressant de toute part. Il exultait de cette geule un relent de sang, et elle était comme une barbe immonde sur le visage de Lapin. Celui-ci ne parvenait pas à quitter le miroir des yeux. Son regard brillait d'étincelles de panique, d'effroi, de fascination et de tristesse, tandis que son âme fébrile cherchait les causes, les conséquences et les échappatoires à cette monstruosité.
Des pas. Quelqu'un montait. Un frisson souleva un tsunami d'adrénaline sous la peau de Lapin, qui refit un effort de concentration intense : la masse obscure disparut en un clin d'oeil. L'instant d'après, la porte s'ouvrait et la silhouette de Noïté se dessinait dans la lumière que le couloir plongeait dans la chambre obscure. «Lapin ? appela la jeune femme.
- Qui d'autre ? répondit l'homme encore tremblant.
- Toujours aussi cynique ! Le patron a fait porter un message. Fioline demande à te voir.
- Depuis quand Serge envoie-t-il des messages ?!
- Il faut un début à tout...
- Et une fin ! Mais on oublie souvent qu'une suite peut être bénéfique... Bref, merci de la transmission, sourit Lapin en se levant. J'y vais.
- Veux-tu que je t'accompagne pour la route ?
- Peu m'importe. Si cela est ton voeu, exauce-le.
- Je viens, alors, se réjouit Noïté.»
Lapin sourit, mais ses yeux paniquaient encore doucement. À peine furent-ils dans la rue qu'il avait retrouvé sa contenance, et le chemin jusqu'aux belles demeures fut calme. Lorsque Noïté le laissa devant une belle porte à doubles battants, il avait rangé l'incident dans un coin de son âme. Il pensait désormais à sa cliente. Il toqua.

Chasseur de DémonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant