La dispute

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Cléalia avait toujours éprouvé envers sa sœur la pire des jalousies. À ses côtés, elle faisait bien pâle figure. Et ce, aussi bien dans leurs talents magiques respectifs que physiquement. C'était d'ailleurs particulièrement injuste : elle connaissait de nombreuses familles où les talents s'équilibraient. Comme si magie et nature se compensaient. Ce n'était pas le cas dans la famille Sora : magie et nature s'étaient arrêtées à la porte de la chambre où avait accouché sa mère, seize ans auparavant.

En plus de n'avoir aucun don pour la magie, Cléalia était plus petite, plus râblée, moins gracieuse que sa sœur. Plus terne aussi. Ses cheveux bordeaux étaient lisses et plats, ses yeux oscillaient entre vert foncé et marron et sa peau pâle virait sur l'olivâtre dès que le soleil apparaissait. À l'opposé, sa famille s'extasiait sur la beauté des longs cheveux bouclés et flamboyants d'Amalia ― une rumeur tenace du Monde Intemporel veut que la couleur des cheveux symbolise la force des pouvoirs ―, sur la profondeur de ses yeux verts clairs et sur la douceur de sa peau blanche, presque translucide, sur laquelle se battaient en duel quelques taches de rousseur.

Et le pire dans tout ça, le pire, c'était qu'Amalia ne semblait même pas se rendre compte de l'admiration qu'elle générait autour d'elle. Elle se contentait d'être joyeuse. Et c'était aussi pour cela que Cléalia avait paradoxalement, malgré son atroce jalousie, une très forte affection pour elle. Du genre inexplicable. Elle aurait voulu la détester ― d'être aussi douée, belle et gentille ― mais elle ne pouvait s'empêcher de rire à ses blagues et de l'écouter narrer ses histoires de sa voix douce et enthousiaste. Amalia savait bien raconter, sa joie de vivre rayonnait dans ses chroniques aux anecdotes toujours positives. Alors même qu'elle s'était refusée à monopoliser l'attention à table, par souci de discrétion, il suffit que sa jeune sœur lui demandât comment elle s'était adaptée à Nueve pour qu'Amalia s'envolât dans un long monologue sur son expérience. Les yeux emplis d'étoiles, Cléalia réalisa que sa sœur lui avait manqué.

Après qu'Amalia eut parlé vingt minutes sur le pas de la porte de la chambre de Cléalia, les deux jeunes filles s'installèrent finalement dans cette dernière. Elles avaient partagé pendant plusieurs années cette pièce assez étroite, à l'époque où leurs parents occupaient la chambre d'Amalia et leurs grands-parents paternels l'étage inférieur. Elles s'assirent en tailleur sur le lit et l'aînée continua son récit d'un air joyeux, sans même réaliser le rictus d'envie qui agitait parfois les lèvres de sa cadette.

« Il a fait si beau et si sec ! Même en hiver, même s'il faisait très froid, le temps était agréable. Et le ciel au-dessus de nos têtes ! Si bleu ! Quant aux bâtiments ! À cause de l'occupation de la ville nuage par les Sorciers Maures il y a longtemps, ils sont marqués de milliers de détails orientaux. Et ce, dans le Monde Intemporel comme dans le Monde Contemporain. A Nueve...

– Tu es allée dans le Monde Contemporain ? La coupa Cléalia, que la seule évocation de ce monde différent faisait rêver.

– Oui ! Mais quelques jours seulement. À Grenade et à Séville, en Andalousie, dans le Sud de l'Espagne. Et à Nueve, je suis sûre que tu aurais adoré le jardin botanique dont j'avais la charge. Les fleurs étaient magnifiques. Et l'herbe, verte, splendide. Tu aurais adoré t'y vautrer pour lire !

– Mmm..., murmura Cléalia, envieuse.

– Tu sais que j'ai demandé à Papa et à Maman que tu viennes...

– Je sais. »

Cléalia était aussi rêveuse que friande des histoires qui se déroulaient dans le Monde Contemporain. Elle lisait roman sur roman, regardait série américaine sur série américaine et était curieuse de toutes les activités qu'elle y découvrait. Elle s'imaginait voyager, encore et encore, tout autour de ce monde. Aussi avait-elle été très enthousiasmée par la proposition de sa sœur. Mais ses notes à l'Institut avaient été en dessous de la moyenne et sa mère y avait vu une raison suffisante pour l'empêcher de partir : les distractions n'étaient pas favorables à son esprit vagabond et elle devait se concentrer sur la réussite de l'Examen.

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