Chroniques d'Outre-Monde

Une arrivée surprenante

Une gigantesque fumée noire s'élevant dans le ciel, tel était le seul et unique moyen permettant de savoir que l'on approchait de la Citée de Fer. Et c'est précisément ce que guettais Alissandre, qui, en voyageur avisé et en admirateur incontesté de la Citée, comme on l'appelais à des lieux à la ronde, avait dévoré, les jours précédents, les multiples ouvrages traitant de l'oeuvre d'art qu'était la capitale de Crysonide, le pays qu'Alissandre, en patriote décidé, considérais – bien que n'ayant, jusque là, jamais mis un pied ors de son village natal –comme le plus beau pays de l'Outre-Monde, des châteaux fortifiés des Confins Brumeux jusqu'aux ports du Septième Ciel. Son patriotisme évident n'empêchant guère Alissandre d'être un jeune homme intelligent et plein de ressources, il avait jusque là traversé les monotones paysages de champs, de mines et de villages sans encombres. C'est en voyant ce – pour le moment - modeste point noir à l'horizon qu'Alissandre comprit que c'était là que sa véritable aventure commençait – ou, du moins, c'est ce qu'il pressentait, d'autres personnes que lui ayant déjà rêvés d'aventures épiques et d'une vie trépidante; mais le cas d'Alissandre El'Isson devait s'avérer spécial, ce qui est d'ailleurs la cause du relatement de sa vie ici.

Le cœur d'Alissandre fit un bond dans sa poitrine. Tous ses muscles se tendirent d'un seul coup, et soudain il se rendit compte de l'état d'attente dans lequel il se trouvait depuis toutes ces semaines. Depuis presque toute une vie, il avait imaginé,enjolivé et attendu avec impatience le moment où sa nouvelle vie,sa véritable vie commencerais. Il voulut soudain chevaucher, presser son cheval et ne s'arrêter qu'une fois son nouvel emplacement de travail atteint, mais Ferreux – nommé ainsi d'après la couleur quasi métallique de son pelage - n'avait guère plus de force qu'à se traîner jusqu'à la prochaine auberge et même son maître,exténué, devait se rendre à l'évidence; la Citée était encore à plusieurs jours de marche et même à cheval, Alissandre ne pouvait espérer, au mieux, qu'y être le surlendemain. Et même alors, il resterait à traverser la Ferraille – la banlieue de la Citée,nommée ainsi d'après ses habitants, ainsi que par un certain manque d'imagination – avant d'atteindre l'Agence de la Citée qui, après une longue période dans la salle d'attente, le redirigerais vers une agence subsidiaire, celle des métiers de la Magie et des Sciences de l'Imagination, qui, à moins de complications, le dirigerais enfin vers son futur lieu de travail: l'Antropomorphonk. Mais toutes ces difficultés futures s'effacèrent avec l'apparition d'un village au détour de la route, car malgré qu'Alissandre ne soit pas un homme du présent mais réfléchisse au contraire sur la durée, tout son être, depuis ses mains sciés par les rênes jusqu'à ses jambes engourdies par l'inactivité, aspirait au repos. Il s'endormis ainsi,à la première auberge, épuisé, la tête pleine de rêves et de récits.

Des coups secs, frappés à la porte de sa chambre,réveillèrent Alissandre. Il ouvrit ses yeux encroutés par le sommeil et, avant qu'il ait le temps de se rendre compte de la situation, de nouveaux coups ébranlaient la porte. Il se leva péniblement et, sans prendre le temps d'enfiler quelque vêtement que ce soit ou de se rendre plus plus présentable, il alla ouvrir la porte, assez brusquement il est vrai, et avec toute la mauvaise humeur et les jurons que l'on est en droit d'attendre d'un dormeur impunément réveillé à une heure assez prématurée. Mais derrière la porte se trouvait la meilleur raison du monde de se lever tôt. Un Mage Bleu! Un authentique Mage Bleu, vieux et taciturne à souhait,un puits de sagesse et de connaissances qu'Alissandre aurait payé pour rencontrer le moins bon d'entre eux! Or celui-ci, reconnaissable par son bâton – chez les Mages Bleu, ils étaient surmontés d'un saphir – qui était en frêne, celui-ci était le quasi légendaire Elision Anl'Kavir. Ses nombreux titres et surnoms –Sauveur de roi, Tueur de dragon, Mage de Glace, ... - à eux seuls permettaient de connaître son histoire, ses multiples exploits. Il avait un peu fait son temps, il est vrai, et il y avait un moment qu'il n'avait plus fait parler de lui, mais il n'en demeurait pas moins un héros reconnu de Crysonide. C'est donc un Alissandre ébahi et, l'instant d'après et pour des raisons évidentes, assez gêné,qui se tenait devant le Mage Bleu. Celui-ci scruta le jeune homme un instant, puis, ses sourcils broussailleux toujours froncés, il entra en disant:

-Désolé de te rendre visite si tôt, mon garçon.

Puis, avant qu'Alissandre n'ait le temps de se ressaisir, il enchaîna:

-Avant que tu ne m'assaille de question, te prosterne devant moi ou agisse de semblable ridicule manière, sache que tu dispose d'exactement – le Mage tira et consulta sa montre – de vingt-sept minutes pour profiter de ma présence.

Après sa tirade, le Mage s'assis tranquillement sur la seule chaise de la pièce et alluma sa pipe. Alissandre resta un moment immobile, bouche bée, à contempler son invité qui, s'il était de qualité, n'en demeurait pas moins intempestif. Puis,soudain, il eu l'impression que son cerveau se mettait en marche. Il eut le réflexe de proposer à boire et à manger à son vénérable et sans-gêne visiteur, mais avant qu'il puisse rien faire de la sorte, ce dernier leva un index long et noueux et, comme s'il lisait dans ses pensés, déclara:

-Inutile de me proposer du thé ou une autre ignoble boisson de la sorte.

Il souffla un rond de fumée.

-Vingt-cinq minutes, dit-il après un rapide coup d'œil à sa montre.

L'encéphale d'Alissandre se mit, pour la deuxième fois, en branle.

-Mais... Je connais cette montre!, balbutia-t'il.

Le Mage le regarda fixement.

-Voici donc tes premières paroles à mon égard..., pensa-t'il à voix haute. Intéressant...

Puis, d'une voix plus forte:

-Evidemment que tu connais cette montre!, tonna-t'il. Elle a connu les mains de ton horloger de grand-père, et les doigts de ton non moins horloger de père!

Il se pencha vers lui.

-Cela répond-t'il à ta question informulée?, lui souffla-t'il.

-Et bien..., répondis Alissandre, décontenancé. Oui, oui... Mais... Je...

Il se ressaisit.

-Vous le connaissiez ?, demanda-t'il, incrédule.

Le Mage, qui soufflait un deuxième rond de fumée,s'étouffa soudain. Alissandre voulu l'aider, il lui fit signe que tout allais bien. Dans un ultime raclement de gorge, il s'affala sur la chaise, qui, fin comme l'était le Mage, bougea à peine.

-Si je le connaissais... Un peu, oui! Nous sommes...

Tout accent de rire disparu soudain de la voix du Mage.

-Nous étions amis...

Un court moment de silence s'installa. Mais alors qu'Alissandre allait prendre la parole, son invité s'anima soudain.

-Mais je ne suis pas ici pour que nous nous apitoyions tous les deux!, se ressaisit-t'il. Alors? Tu as des questions à me poser? Dix- huit minutes!

Il lui jeta un regard scrutateur.

-Sur quoi va tu m'interroger...?, dit-t'il doucement, presque pour lui-même... Sur ta famille? Sur mes... - il rit doucement- «exploits»? Sur le pourquoi du comment de l'Univers? Allons! Questionne-moi! Seize minutes!

Le cerveau fonctionnant à toute allure et déterminé à ne pas laisser passer sa chance, Alissandre demanda:

-Que faites-vous ici?

Le Mage lui jeta un regard étrange, comme s'il était...déçu.

-Je pensait que tu l'avais compris, grogna-t'il. Ton charmant grand-père a connu une vie parsemée de... complications. Il voulait éviter que tu suive la même voie que lui, et m'a fait jurer sur les Huitièmes Cieux que j'éviterais à la chair de sa chair le même... destin. Un quart d'heure!

-Mais... Quel est votre rôle?

Le Mage souffla un autre de ses ronds de fumée.

-Mon rôle? C'est de te faire profiter de ma présence, comme je te l'ais dit tout à l'heure, répliqua-t'il. Présence que tu risque de voir s'éclipser incessamment sous peu, mon garçon, alors dépêche-toi!

Malgré son embarras, Alissandre ne put s'empêcher de remarquer que son interlocuteur avait l'air de bien s'amuser, ce qui ne fit d'ailleurs que renforcer sa gêne.