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- A demain, Elerinna ! me lance Gabriel en s'éloignant.

 - A demain, je réponds en agitant la main.

Il s'éloigne entre les maisons du lotissement. Gabriel est mon meilleur ami. Enfin, meilleur ami, c'est un bien grand mot. Même à lui, je n'ai pas révélé mon secret.

En soupirant, je remets mon sac sur mon épaule et traverse le lotissement. Une petite fille, qui m'aperçoit, s'écarte bien vite. On ne m'aime pas trop, ici. On trouve ça bizarre que je vive en pleine forêt. S'ils savaient...

Je quitte la route et m'engage sur un chemin qui diminue rapidement jusqu'à disparaître. Me frayant un passage dans un champ empli d'herbes hautes, je me mets à chantonner un air connu de moi seule. Les premiers arbres me tendent les bras. Je souris et m'engage dans la forêt. Sa pénombre, son odeur me rassurent. C'est chez moi, ici.

Arrivée un peu plus loin, je jette un coup d'œil autour de moi. Il n'y a personne. Laissant tomber mon sac de cours sur le sol, je me penche et enlève mes baskets. La terre est sèche sous mes pieds, comme un rappel de ma véritable nature. Après les chaussures, je passe aux habits. Mon chemisier tombe à terre, vite rejoint par mon pantalon et mes sous-vêtements. J'enlève ensuite mon élastique et secoue mes longs cheveux noirs. J'aime me sentir reliée à la Terre par mes pieds et à l'Air par mes cheveux. Puis je dissimule mes affaires sous un rocher. Mes devoirs ? Je les ai fait dans le car. Le trajet est long, du centre-ville à ce village perdu dans la vallée, et je n'ai pas beaucoup d'amis avec qui discuter.

Entièrement nue, je me relève et jette un coup d'œil au paysage qui m'entoure. Les arbres, les plantes me sont familiers. Je me concentre et je perçois, les yeux fermés, les pas d'une souris sur le sol, la courbe d'une feuille, la chute d'une goutte de rosée. Je le sens dans tout mon corps, ce lien qui nous relie aux êtres vivants et à la Nature. Ici, pas de vêtements, pas d'artifices, rien que soi-même, la Nature et la Vérité.

Je me sens redevenir animale. Ma véritable nature se montre, émerge sous le masque d'élève polie que je montre toute la journée. Mon corps se transforme, mes dents s'allongent, le vert de mon regard s'intensifie. Je ne suis plus Elerinna. Je suis La Louve.

Je cours, je cours. La forêt est mon amie. Elle m'appelle, m'invite. Le vent me gifle et s'entremêle dans mon pelage noir d'encre. Rejetant la tête en arrière, je pousse un long hurlement. Je suis Louve.

J'ai toujours vécu dans la forêt. Mes parents m'ont recueillie à la naissance. Ils m'ont trouvée à la lisière du bois, sous ma forme humaine. Ils m'ont adoptée comme leur fille, même en sachant ma différence. Car mes parents et mes frères et sœurs sont des esprits de la forêt.

Ils ne sont pas immatériels et ils ne flottent pas dans les airs, contrairement aux croyances des humains. Ils ont été créés par la Forêt mais sont faits de chair et de sang comme vous et moi. Ils souffrent quand Elle souffre, meurent quand Elle meurt. Ils sont éternels, mais pas immortels.


Ma mère, Wilya, m'a trouvée à la lisière de la forêt et m'a ramenée auprès de mon père, Zéphyr. J'ai grandi auprès d'eux et bientôt deux petits frères et une petite sœur m'ont rejointe. Ivy, Topaze et le petit dernier Sulfur. Je n'ai jamais cherché mes parents de sang. Mes vrais parents, c'est cette famille heureuse et unie qui m'a recueillie et aimée sans conditions.

Nous n'avons pas besoin d'argent. Nous vivons de ce que la Nature nous offre, généreuse, rugueuse, cruelle parfois. La faim, le froid, la fatigue après une chasse infructueuse dans la neige, l'inquiétude de n'avoir rien à donner aux enfants, je connais. Nous dormons dans une grotte où nous nous serrons pour avoir chaud. Mon pelage de Louve protège Ivy et Topaze et souvent, avant de m'endormir, je regarde Ivy, roulé en boule, ma Topaze chérie et le petit Sulfur blotti contre Wilya. Et en croisant le regard bleu de ma mère, je lui souris. Elle donnerait sa vie pour ses enfants et elle sait que je le ferais aussi sans hésiter.

Je presse le pas tout en inspirant à fond pour m'imprégner des senteurs de la Forêt. Mes coussinets frôlent le sol, silencieux. Bien loin des pas brutaux des humains.

Une odeur âcre me picote soudain les narines. Je me fige. Ça aussi, je connais. Je connais même trop bien. Ça, c'est l'odeur de notre ennemi mortel. Le feu.

Non...

Une peur sourde, rampante, s'insinue en moi. Je me mets à galoper, contournant les arbres, sautant par-dessus les obstacles. Bientôt, une autre odeur rejoint la première. Celle là aussi, je la connais par cœur. L'humain.

Non...

La panique me donne des ailes. Je bondis par-dessus un tronc d'arbre couché et je cours. Les branches me fouettent, une épine se fiche dans ma patte arrière mais je cours.

La Louve. Le nom donné par Wilya.

Wilya...

Je fonce dans un fourré, ignorant les griffures. Des humains sont passés là il n'y a pas longtemps, aucun doute.

Non !

Sulfur, Ivy, Topaze, Zéphyr, Wilya !

Mon petit Sulfur, si naïf et touchant !

Ivy, fier et courageux !

Ma Topaze adorée, meilleure amie de toujours !

Zéphyr... Mon père !

Wilya... Wilya, ma mère, ma confidente, mon modèle, toute ma Forêt à elle toute seule !

La clairière se dessine au loin. Le souffle court, je m'approche. Mes poumons sont en feu et mon cœur bat à deux mille à l'heure. La peur me transperce toute entière. Je tremble de tous mes membres.

Non... non, pas eux. Pas eux, s'il vous plaît.

Une odeur de poudre empeste les lieux. Je déboule dans la clairière. Et je vois.

Je vois les arbres calcinés. Je vois l'herbe noircie. Je vois les ravages causés par le feu. Je vois les trois balles fichées dans la pierre de la grotte. Je vois les traces de pas dans la boue.

Je vois tout ça mais je ne le vois pas.

Car mon regard est figé, paralysé, incapable de quitter le centre de la clairière.

Où s'entassent les cadavres calcinés des membres de ma famille.

Vengeance d'une fille-loupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant