Lettre à Gautier Comte [extrait]

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« Ce matin, l'aube est prise dans un givre précoce

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« Ce matin, l'aube est prise dans un givre précoce. Depuis la terrasse, je l'observe se répandre sur les jardins en humant à pleines narines les effluves de pourriture qui s'en exhalent. Mon grand aulne au port si courbe... je t'achèverai dès l'hiver venu, avant que tu ne t'effondres dans la rivière. Tu as fait ton temps. Il faut savoir donner une fin aux choses les plus opiniâtres, même quand elles nous sont chères ; c'est mieux pour elles, c'est mieux pour nous.

Le souvenir des choses perdues n'est jamais garanti, mais le plus souvent il s'impose malgré tout. Comme chacun, je porte en moi cet oratoire diabolique où revivent les défunts au gré de la mémoire, et à chaque fois qu'un regret m'y convoque je voudrais l'incendier pour que tout y périsse à jamais. Le souvenir de nos morts est tellement invivable qu'au-delà même de l'affection qui nous les rapproche, on les préférerait... vivants. Entendez : moins bavards.

La fosse empeste, les bêtes y ont fougé toute la nuit. À présent, je suppose qu'elles dorment aux abords du marais, rassasiées. Les clôtures que j'ai déployées à grands moyens n'y ont rien fait : ces saletés vont et viennent comme elles le souhaitent en se faufilant dans les moindres interstices, allant jusqu'à franchir les bosquets de prunelliers dont le carré tombal a pourtant été densément ceint. Ce soir, je viendrai guetter au pied de l'if, mousquet à l'épaule.

Gautier, auriez-vous la gentillesse de me faire tenir avant le mois prochain une copie de cet apocryphe dont nous parlions lors de votre récente venue ? Un érudit morave, très expert en palimpsestes, m'a assuré qu'il s'agissait d'un faux. En toute honnêteté, je veux bien le croire, mais ce que vous évoquiez au sujet des rites obituaires chez les sociétés villanoviennes a nourri ma perplexité. J'ai retrouvé parmi mes propres feuillets un manuscrit corroborant l'idée que les premiers Pontiques privilégiaient, eux aussi, la crémation. Or vous savez les liens étroits que l'on prête à ces deux ethnies.

Un jour, quelqu'un a cru bon de me dire : "Je voudrais être né du feu et périr par lui, pour ne plus éprouver le poids séculaire de mon ascendance." Si cela signifie qu'il suffirait d'être inengendré, à l'instar du monde et des cieux, pour ne plus endurer le vacarme assourdissant des morts en soi, alors je vous l'annonce la main sur le cœur : j'y souscris sans aucune réserve. »

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