Thème: Le vent du soir - La Panne

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«Arrête ça.
- Quoi?
- Tu fumes.
- Bien vu Einstein.

Je soupire. Mon frère m'exaspère. J'accorde un regard au rétroviseur qui me renvoie son reflet, qui m'adresse un sourire de toutes dents. Je ne peux que sourire à mon tour, amusé malgré tout. Sans un mot, il dirige sa clope vers le cendrier et l'y écrase, rajoutant ainsi un membre de plus au "club des cigarettes allumées sur 20km de route "qui passe de 5 à 6. Je ne dirai pas que mon frère est un fumeur compulsif, mais ça s'y rapproche fort quand même.

-Je préfère ça, lâchais-je.
- Chut, j'écoute les infos.»

Je m'exécute, parce que c'est lui qui conduit. Il a beau être le plus jeune, ça n'empêche qu'il soit obligé de faire mon taxi à chaque fois. Ça s'explique notamment par le fait qu'il soit le seul de nous deux à avoir le permis.

"... Les grévistes ont revendiqué leurs droits en bloquant les raffineries du pays, créant ainsi une pénurie d'essence..."

« Putain mais c'est pas croyable ça, ils savent faire quelque chose dans la vie à part faire chier les autres ceux là?

Il crie, fait de grands gestes, frappe son volant comme s'il s'adressait à un public lors d'élections municipales. Moi je garde mon calme, je ne me sens pas concerné. Notre duo est ainsi depuis la nuit des temps: Moi, le Yin, l'aîné calme et réfléchi. Lui, le Yang, franc et fonceur. La bonne paire. Différents mais complémentaires.
Il continue son discours sans public.

- T'y crois ça; il me reste 30 km à faire, et je n'ai plus que 15 km de réserve? Moi qui pensais pouvoir faire le plein en route, putain!
- Ne serais-tu pas en train de m'annoncer que tu vas me faire le coup de la panne?

Nouveau regard au rétroviseur. Glacial.

- Jérôme, je ne déconne pas là. J'ai pas de jerrycan de secours» lâche-t-il avec une voix étonnement posée.

Frissons. Mon sang ne fait qu'un tour. Il sort une nouvelle clope de son paquet bien entamé et l'allume d'une main de maître. Durant ce court laps de temps, le soleil semble s'être mis à se coucher en un instant. Déjà, le paysage prend ses coloris les plus obscurs. Mon frère remarque un petit renfoncement de terre, à côté de la nationale de campagne qu'on arpente, et y gare sa Golf. J'vous en foutrais de vivre en pleines Ardennes. Le compteur du réservoir d'essence assure encore 10 km.

« J'm'arrête ici, je vais sonner au père.

Et il s'exécute. Pourtant, après quatre appels - deux sur le fixe, deux sur son portable-, il est bien obligé de laisser un message sur sa boîte vocale et de se rendre à l'évidence; il ne répondra pas.

- Je te cache pas qu'on est dans la merde.
- J'avais cru remarquer, merci» répondis-je, amer.

On sort de la bagnole. Je reste debout, bras croisés, redoutant la vague de froid. Le vent est particulièrement violent ce soir, mais à l'intérieur l'air est irrespirable. Lui s'appuie contre le capot, clope au bec, ses cheveux foncés mi-longs flottants avec le vent. De profil, il m'apparaît comme dans une scène de film.

«Pourquoi tu souris comme ça tout le temps?, me demande-t-il alors que je pense à cette fameuse scène.
- Comme ça comment ?
- En coin. Tu fais toujours ça, encore dans la voiture.
- Jamais remarqué, mais si tu le dis.

Une bourrasque de plus me frigorifie. Il ricane. Je ne dis rien. Enfin si.

- Tu ne m'as pas répondu tout à l'heure quand je t'ai demandé si ton mémoire avançait.
- Me souviens pas que tu me l'ai demandé.
- Ça répond pas à ma question.
- Ça n'a pas avancé. La flemme, la flemme, la flemme.
- Quelle idée de faire science-po' aussi.
- J'appelle ça l'ambition.
- Moi le suicide.

Son regard aux longs cils se porte à moi, l'air de vouloir demander si ce que je viens de dire est une blague ou non. Il est considéré comme le plus drôle de nous deux. Normal, c'est le plus sociable. Mais disons que mon humour est plus noir. Sec. Moins facile.

- Et c'est le mec qui fait un doctorat en sciences qui me dit ça, c'est l'hôpital que se fout de la charité.
- Je propose qu'on la ferme mutuellement.
- Très bonne idée.»

A cet instant, une voiture passe. Par réflexe, on tend tous les deux le pouce pour faire du stop. On ne récolte qu'un coup de klaxon.

«Connard.» nous nous exclamons en cœur.

Je finis par m'installer, couché, sur le capot de la vielle Golf de 94. Elle grince sous mon poids mais résiste, brave bagnole, et il ne dit mot. J'ai froid et le vent souffle sans arrêt. Mais pas l'envie de rentrer. Le soir et son ciel étoilé sont si jolis aujourd'hui. Mon frère m'y rejoint avec sa clope, mettant allègrement ses godasses sur la carrosserie. Rien à foutre, c'est sa caisse. Je fixe le point lumineux incandescent du rouleau qu'il tient entre les doigts, seul point de lumière dans mon horizon noir. On dirait une géante rouge parmi l'océan d'étoiles.
Pour quelle raison est-ce que j'avais demandé à ce qu'il me conduise encore?
Je ne sais plus.

Tant pis.
Mon frère gratte ses ongles, écaillant son vernis, noir comme tout ici -la nuit, la voiture, notre infortune-, clope en bouche. Je place mes mains derrière ma nuque. Ca m'évitera d'attraper la crève due à ce vent de tous les diables, j'espère. Il se relève d'un coup, comme un hyperactif, et va dans son coffre. Il en revient avec deux bouteilles de bière.

« T'es le genre de gars avec des bières dans son coffre toi?
- Disons que je suis les bons conseils d'un ami belge.
- Alcoolique surtout.
- L'un n'empêche pas l'autre.»

Je ris un coup. Ça claque dans le silence alentour et ça effraie un oiseau qui était jusque là perché dans un arbre. Peut-être abandonne-t-il ainsi sa famille, à cause de mon rire. Ce serrait terrible. Les oiseaux sont des goujats, c'est bien connu. Mon frère ouvre sa bière, puis la mienne, à l'aide de son briquet. Il sait que je n'ai pas le coup de main du maître avec cet instrument. Je dompte mieux le décapsuleur. Il se couche à nouveau à mes côtés, prêt à boire ce nectar de houblon blond, mais son téléphone sonne.

Un appel bref, deux minutes tout au plus, suffit pour indiquer notre situation à notre père. Il arrive, il dit, il sera là dans peu de temps.
Alors nous trinquons sur le capot de la Golf 94. A sa longue vie malgré les pénuries d'essence.
Une dernière bourrasque me presse d'avaler une gorgée du liquide doré. Je ferme les yeux pour savourer cet instant, me plongeant d'autant plus dans le noir.

Ein Tag im LebenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant