II

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Moi, j'ai dix-neuf ans, et un soir sur deux je sors avec ma bande d'amis.

Par ici, les boîtes de nuit sont aménagées dans des caves étouffantes, éclairées seulement par des spots stroboscopiques. Aucune enseigne, il faut marcher le long des barres et repérer les files d'attente. Ensuite, attendre. Pour certains, c'est facile, la drogue récréative comble les moments de vide. Moi je ne me drogue plus depuis une drôle de nuit passée à caresser les bustes de grands révolutionnaires (Danton, Mirabeau, Robespierre...) installés derrière chez moi. Alors dans les files d'attente, j'écoute mes amis drogués qui s'expriment sans filtres. Celui qui parle, en ce moment, c'est Max, un type sportif un peu trop grand et trop sec. Quand il était gosse, Max était à fond dans le basket : il trimbalait tout le temps un ballon qu'il faisait rebondir contre les trains en remontant les quais. Maintenant, il fait du volley et il me baratine avec les vertus philosophiques de ce sport. Ses yeux brillent. Au volley t'apprends à être neutre, dit-il. Tu restes immobile, comme ça (il garde ses deux mains en l'air, pouces et index tendus)... Et hop ! Au dernier moment, tu passes devant ou derrière. L'adversaire n'a pas le temps d'anticiper : faut faire pareil dans la vie. Je hausse les épaules. C'est trop philosophique pour une non-droguée. Max s'éloigne et je me retrouve seule.

L'attente peut durer des heures. Je me demande pourquoi je reste plantée là. C'est d'autant plus con que je n'aime pas danser. Quand je suis à l'intérieur, l'alcool fait illusion. Après quelques verres, je prends du recul. Ce soir, par exemple, je commence à me sentir bien. Je reconnais soudain la silhouette d'un vieil ami : Alex.

Chapeau aux rebords usés, veste défraîchie, mal rasé et les cheveux mi-longs... Alex a une drôle d'allure mais aucun doute : c'est bien lui près de la piste de danse. Dix ans d'absence et il n'a pas changé. Seules ses joues se sont creusées. Je m'approche doucement. Son visage s'illumine quand il me reconnaît. On s'enlace, la musique est trop forte pour communiquer. Je l'invite chez moi. Nous passons des heures à boire sur mon balcon en regardant la tour Eiffel.

Mon immeuble fait quarante-cinq étages et j'habite au dernier, si bien qu'on la distingue au loin, cette minuscule structure métallique qui brille comme un phare dans la nuit. Je ne sais pas pourquoi, mais ce n'est que ce soir, avec Alex à mes côtés, que je me rends compte que je n'ai jamais vu la tour de près. Trop de correspondances entre les lignes, construites en cercles concentriques autour de Paris. Alex me demande si je sais jusqu'à quelle distance on peut la voir. Saoule, je me rue sur internet pour trouver la réponse. Il hausse les sourcils et se sert un verre de vin. Sur un forum, un certain Antonio Juan se pose la question :

La tour Picassso (160 m) de Madrid est visible à l'œil nu depuis Guadalajara (55 kilomètres en voiture / 45 kilomètres en ligne droite). Je me demande si le relief de la vallée de la Seine rend possible le fait de distinguer une structure de +300 m depuis 100 ou 150 kms, ou s'il est même possible de voir la tour Eiffel depuis une chaîne montagneuse... Le Massif Central, par exemple ? Bender répond : Pour te donner une idée, on voit le Mont Blanc quand il fait beau depuis Lyon. Alors la tour Eiffel, je suis persuadé qu'on ne la voit pas de très loin. C'est une structure trop fine. Peut-être qu'on voit la lumière des spots dans le ciel sur des dizaines de kilomètres mais la pollution lumineuse fait que ça m'étonnerait aussi. Enfin, avec toutes les tours qui entourent Paris, il est sûrement impossible devoir quoique ce soit ! Un certain Cyril conclut le débat : C'est comme ceux qui voient les gratte-ciels de Manhattan depuis la pointe du Finistère... Je connais quelqu'un qui les a vus, sans déconner!

Je quitte le forum et me ressers un verre de Sauvignon. Ailleurs, j'apprends qu'un certain Raoul d'Esclaibes-d'Hust, lieutenant-colonel d'artillerie en retraite - directeur du service d'optique de la tour Eiffel - a réalisé en 1899 une carte topographique compilant l'ensemble des points visibles depuis le haut de la tour. Je vérifie : mon immeuble est situé bien au delà de la zone visible. Je dis à Alex qu'il faudrait mettre la carte à jour. Il se lève en bâillant ; il a l'air exténué ; mon enquête ne l'intéresse plus. Il fouille nonchalamment dans les tiroirs de mon bureau, observe de vieux croquis et me demande si c'est moi qui les ai dessinés ; je fais oui de la tête. Il me demande pourquoi je ne dessine que des autoportraits. Je lui réponds que ce sont des portraits de ma mère, réalisés d'après des photographies de sa jeunesse. Je suis soudain nerveuse, je n'arrive pas à détacher mon regard de l'écran. Alex passe derrière moi et pose ses mains sur mes épaules. Il se penche et me dit qu'il est allé dans l'hypercentre. Je me retourne et le regarde avec des yeux ronds. Il me dit que la tour Eiffel n'existe plus depuis longtemps.

Que c'est un hologramme.

Une illusion.

J'éteins mon écran. Je lui demande ce qu'il a fait pendant dix ans. Il me répond qu'il voulait voir la tour de plus près et que remonter de ligne en ligne, ça prend du temps. Je lui demande pourquoi il est revenu par ici. Il me dit que demain, il fête ses vingt ans à la caserne la plus proche. Il a reçu une convocation. Je hoche la tête avec un sourire triste. Le mien, d'anniversaire, c'est dans trois semaines. Alex me demande s'il me reste quelque chose à boire. Je lui réponds qu'un fond de rhum doit traîner quelque part. Il regarde l'heure, acquiesce et fait mine d'aller en cuisine. Je lui dis que je m'en occupe. Il s'assoit. Je vais dans la cuisine. Je monte sur un tabouret et j'attrape la bouteille. Quand je reviens dans le salon,il n'est plus là. Mon cœur se glace. Je laisse tomber la bouteille sur le sol et cours vers le balcon.

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⏰ Dernière mise à jour : Oct 27, 2016 ⏰

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EmmaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant