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Celui-là était particulièrement réussi. J'ai vraiment cru qu'il allait réussir à s'envoler. C'était peut-être sa silhouette, fine et élancée. Ou ses cheveux très longs, qui formaient comme une couronne de plumes derrière sa tête. Il a fini par retomber. Comme tous les autres.

On est une petite dizaine à s'attrouper autour du corps. Ses yeux sont toujours ouverts. 

Il était jeune.

Au milieu des autres, je me contente de serrer les dents. Les larmes ne viennent plus depuis longtemps. A force, on ressent plus de dégoût que de tristesse. 

Chez moi, les jeunes se suicident en sautant du haut des immeubles. Il y ales adresses mythiques : le 65, appelé ainsi parce que personne n'ose être le soixante-sixième. Il y a aussi Le Condor, populaire car efficace : cent vingt trois étages,la plupart perdus dans la brume, et une mort assurée. Plus on s'éloigne de l'hypercentre, plus les immeubles sont hauts, et plus les jeunes sautent. Au delà, il n'y a plus que les cheminées des réacteurs nucléaires, drôles de monolithes en forme de corsets de femmes, parsemés de lumières rouges, crachant des colonnes de fumées blanches qui obstruent le ciel.

Sauter. C'est un choix pragmatique que certains font à l'orée de leurs vingt ans. La seule manière efficace d'éviter le service. Vingt ans, c'est l'âge fatidique, celui où l'on doit y passer. Certains disent qu'il y a la guerre par delà les réacteurs et qu'il faut aller défendre notre liberté mais en réalité personne n'en sait rien. Les spots publicitaires qui inondent les écrans tentent de nous rassurer :

Une opportunité incroyable de grandir !

Un formidable élan de générosité et de solidarité qui forge la jeunesse!

On nous promet des voyages inoubliables, des rencontres, de l'aventure... Il suffit de regarder ceux qui reviennent pour comprendre : ils n'ont plus rien dans les yeux. Vous voulez mon avis ? Ils ont créé le service pour éteindre les velléités de rébellion. C'est stupide. Ils feraient mieux d'enrôler les plus jeunes : la rage - pour peu qu'on l'ait - sort avant vingt ans, quand on est encore fier de n'avoir rien fait. Ou bien plus tard, quand on découvre qu'on n'est finalement pas grand-chose. A vingt ans, on est bien trop occupé à oublier ses rêves ; la richesse et la gloire viendront, il reste un soupçon d'espoir, alors à quoi bon se rebeller contre quoi que ce soit ? 

Mon avis, c'est qu'ils font un mauvais calcul, les types derrière tout ça.



EmmaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant