Il était minuit quatre. Sandie avait surveillé le passage de chaque minute depuis qu'elle était couchée. Elle savait bien que la nuit finirait par passer. Que cette étrange sensation qui l'habitait finirait elle aussi par passer. Absolument impossible de dormir. Ça lui était arrivé souvent depuis qu'elle était petite : ses mains et ses pieds bourdonnaient. Ses cheveux se hérissaient sur sa nuque. Elle se sentait à la fois fébrile comme un soir de noel et effrayée, voir menacée. Bientôt, elle pourrait l'entendre. Pas tout de suite. Pas encore. Il lui faut attendre encore un petit peu.
Dehors, l'orage rugissait. C'était une bonne chose. Les éclairs et le tonnerre pourront justifier sa frayeur auprès de tante Lucie et d'oncle Éric chez qui elle habitait maintenant. Elle ne leur dira rien de cette nuit, de ce qu'elle pourra entendre ou sentir. Sandie avait compris depuis longtemps qu'elle vivait des choses pas ordinaires et que les gens ordinaires ne pouvaient pas la comprendre. Même maman de l'avait jamais comprise. Au début, maman croyait que Sandie avait des cauchemards, des amis imaginaires, une allergie au polyester et même des pous!
Sandie savait qu'elle était différente. Elle savait que personne ne la comprenait vraiment. Sauf grand-maman. Ha! Grand-maman. Comme elle lui manquait! Grand-maman était comme elle. Elle "savait". Elle avait vécu ce genre d'épisode si souvent qu'elle s'était habituée. Elle aussi entendait les voix. Elle leur répondait aussi. Maintenant, à sa résidence, on lui donnait des médicaments pour dormir. Comme ça, elle ne dérangeait plus les autres résidents ni les préposées. Le jour, grand-maman était charmante, une petite boule d'énergie pétillante de bonheur. La nuit, elle parlait toute seule, et ses propos n'étaient pas gentils. Ça effrayait le personnel et les autres résidents.
Sandie, elle avait décidé de ne pas répondre. Avant, elle le faisait puis maman l'avait amené chez le médecin. Il avait écouté l'hisoire de Sandie et l'avait référé en pédopsychiatrie. Ce spécialiste avait fait une mine grise. Il avait parlé à maman d'épisodes psychotiques, de possibilité de schizophrénie. Il avait avisé maman que Sandie pourrait devenir dangereuse pour elle-même ou pour les autres. Il avait prescrit des médicaments qui l'avait rendue très amorphe. Elle avait ensuite eu des difficultés de concentration à l'école, des mauvaises notes... et plus d'amis. Sandie s'en foutait. Quelque part dans son esprit, son âme se doûtait que son destin n'était pas ordinaire et qu'elle devait être patiente. Grandir tranquillement en attendant que son tour arrive.
Un éclair éblouissant déchire le ciel noir. Mille-et-un, mille-et-deux... boum! L'orage est pratiquement sur nous. Probablement au dessus de la rivière des Milles-Iles. C'était toujours pire les soirs d'orage.
Puis elle l'entendit :
-Sandie, are you there? -Sandie, I know you're there. Don't you hear me?
La voix était tellement claire, comme si la personne qui lui parlait était dans la pièce avec elle. Sandie savait quoi faire. Rester immobile, les yeux fermés. Attendre que ça passe. Attendre encore. Ignorer les voix, les bourdonnements dans ses pieds, la peur. Repousser l'envie de fuir dehors.
-Sandie, why don't you answer? Sandie... please!