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Les fumées me piquent les yeux. Je cligne des paupières rapidement mais rien n'y fait : des larmes se forment et enlèvent les poussières de charbon. Il va falloir que nous nous habituions rapidement, sinon j'ai peur que nous ne tombions malade. D'autant plus que l'état d'Annie me préoccupe : elle ne cesse de tousser depuis que nous sommes arrivées et même en utilisant un vieux tissu pour protéger ses voies respiratoires, cela ne s'arrange pas.

Vue de haut, la ville ne semblait pas polluée mais maintenant que nous nous en approchons, les effets des grands nuages sombres qui nous arrivent droit dessus se font ressentir. Mon pull, déjà sale, est maintenant taché de noir. Je n'ose même pas imaginer l'état de mes cheveux si je n'avais eu pas ma capuche.

Je suis étonnée par le fait que dans cette ville, la langue est la même que la notre. C'est sûrement à cause de cela, à cause de nos vêtements déchirés et de la crasse sur nos corps que les nomades nous prenaient pour ses habitantes. La foule ne fait pas attention à nous, elle se contente de suivre sa route vers l'entrée de la ville en discutant de manière joyeuse. Sinon, c'est que les hommes ne veulent pas nous voir et tracent leurs propres chemins. La question reste en suspens. Ce sont des fermiers, à en juger leurs muscles fermes et mains marquées par l'ardeur du travail. Peut-être qu'ils doivent voir des étrangers souvent, comme les nomades que nous avons croisés. Mon esprit se vide un instant de toute pensée avant que je ne réalise : cela fait longtemps que je ne m'étais pas posé autant de questions.

« Ma grande, si on veut rentrer il va falloir que tu trouves une idée brillantissime dans les trente prochaines secondes. »

Je lève la tête. Annie me montre discrètement du doigt un groupe de quatre personnes. Je fronce les sourcils et plisse les yeux afin d'avoir une image assez nette. Des hommes armés. Des militaires. J'enlève toute trace de panique dans mon esprit et lui prends la manche afin qu'elle ralentisse le pas pour me laisser quelques secondes de plus pour réfléchir. Je ne peux m'empêcher de déglutir en constatant la finesse de la main d'Annie : je n'avais jamais remarqué à quel point elle avait maigrit depuis que nous étions parties. On dirait que ses doigts vont se briser en mille morceaux et paradoxalement, ils semblent avoir gardé leur force.

Je regarde mes mains à mon tour et ouvre des yeux ronds, stupéfaite. Bon sang, je ne me reconnais plus. Mes doigts aussi sont maigres et ma peau est plus pale que jamais, d'un blanc presque transparent si bien que j'arrive à voir mes veines. Je n'ai pas eu l'occasion de me voir nue depuis la sortie des murs, mais je n'ose pas imaginer l'état de mon corps maintenant.

Un claquement de doigt devant moi me fait réagir. Annie. Les militaires. Il faut que je trouve une solution. Mes yeux parcourent notre environnement à toute allure et mon cerveau est en ébullition, réfléchissant à un moyen de nous sortir de cette situation. La ville n'est pas entourée de murs hauts mais ceux-ci sont supplantées par des barbelés et pointes en masse. Créés afin d'arrêter des humains et non des Titans. Les gens entrent par une porte unique gardée par les militaires. Je plisse à nouveau des yeux : une sorte de contrôle rapide est effectué. Les militaires cochent quelque chose sur leur carnet et les laissent ensuite passer. Un contrôle d'identité. Quatre militaires, pour des dizaines et des dizaines de personnes... Je me concentre, mes paupières ne laissant passer qu'un mince filet de lumière afin que je puisse voir presque nettement.

Ils ne peuvent pas contrôler tout le monde. C'est impossible. Après quelques secondes de recherches, je comprends enfin pourquoi si peu de personnes stationnent aux portes : dans les murs, des ombres semblables à des fentes apparaissent. Je suis certaine que d'autres soldats armés sont cachés derrière, chargés de tirer en cas de problème. Si quelqu'un essaie de passer sans le contrôle, il sera automatiquement repéré et tué sur place. Nous ne pourrons pas rentrer en douce, ni tenter de grimper aux murs. Cette ville est mieux gardée qu'elle n'en a l'air et le facteur de l'inconnu n'est pas en notre faveur... Au fur et à mesure que nous avançons, les voix se clarifient. Tarknos, Varel, Pod, ces noms dits, les familles entrent dans la ville. Je baisse les yeux, regardant mes bottes abîmées. Il va falloir jouer sur la ruse. Je sens le sang cogner dans mon crane et mes joues se colorer : j'ai l'impression que ma tête va exploser tellement je réfléchis en vitesse. Annie savait des choses sur la Ville d'Origine par l'intermédiaire de son père...mais pas que.

« J'espère que t'as un plan, un des gardes vient vers nous. », susurre Annie.

J'hoche la tête et continue d'avancer, les enseignements de Kenny me revenant en tête comme s'ils ne m'avaient jamais quitté : maîtriser son souffle, ne pas trembler, paraître assurée comme si j'étais était complètement familière avec cet endroit. Le militaire nous fait signe de nous arrêter. Annie est calme elle aussi, rien ne trahit le fait que nous sommes des étrangères...pour l'instant. Je louche les yeux sur le carnet du soldat mais n'arrive pas à lire ce qui est noté, bien que je suppose que ce sont des noms. Ce séjour dans les Bas-fonds a vraiment abîmé mes yeux. Quelle poisse.

Le militaire posté devant nous est jeune, il doit avoir au grand maximum cinq ans de plus que moi. Il porte un ensemble kaki d'une matière qui m'a l'air complètement rigide, avec un képi droit, ornés de rubans et perles dorées. Contrastant avec le fusil qu'il porte derrière son dos, il est souriant, confiant et fait tout pour que l'on se sente à l'aise de par ses gestes et son regard. Cet homme n'a jamais apprit à se battre, n'a pas l'équipement prévu pour et n'a sûrement jamais vu la mort. Les menaces sont donc si minimes dans cette ville ? Au point que les membres de l'armée n'aient qu'un simple fusil qui n'est sûrement pas chargé ?

« Bonjour citoyennes !,dit-il d'un air très enjoué, Vos noms de famille, s'il vous plait. »

Je racle ma gorge avant de dire de manière la plus audible possible, essayant de masquer mes tremblements :

« Hoover et Braun. »

Le militaire fronce légèrement les sourcils, comme en proie à une intense réflexion, ses yeux passant successivement d'Annie à moi. Cependant son sourire persiste. Je me surprends à prier intérieurement un quelconque dieu pour que Berthold et Reiner soient bel et bien originaires de cette ville, comme me l'avais expliqué Annie durant notre périple. Si c'est le cas, leurs noms doivent faire partir des archives. Sinon, mon idée tombe à l'eau. Et dans ce cas...je ne sais pas ce qu'il va nous arriver. Je sens la tension monter et mes joues perdre le peu de couleur qu'elles ont lorsque le soldat fait défiler les feuilles, contenant sûrement les noms des "citoyens" de cette ville. Le temps semble s'être arrêté. Il fait glisser son stylo à la verticale avant de s'arrêter.

Je retiens mon souffle. C'est le moment de vérité.

« Ravi que vous rentriez en ville mesdemoiselles. »

Je m'autorise à respirer à nouveau. Annie est soulagée elle aussi, bien qu'elle ne montre rien. Le militaire adresse un sourire des plus charmeur à mon amie qui ne peut s'empêcher de reculer légèrement et, je le vois bien, se retient de lui coller sa main dans la figure. Il s'approche de nous bien plus près que le voudrait la norme et ajoute dans un murmure :

« La maison Teres tient beaucoup à la sécurité de notre ville, c'est pour cela que des contrôles sont effectués de plus en plus souvent. Navré de vous avoir importunées pendant quelque temps. J'espère que vous comprenez.

- Ce n'est rien., dit Annie avant d'ajouter assez fermement, Je crois que nous allons continuer notre chemin maintenant. »

Elle tourne la tête vers moi, me lançant un regard lourd de signification :

« N'est-ce-pas ?

- Oui, on y va. »

Le militaire ne bouge pas d'un pouce. Son visage reste de marbre mais ses yeux trahissent qu'il est déstabilisé par notre réaction. Je commence à perdre mon sang-froid. Me concentrant sur les autres discussions, je tente de comprendre ce qu'il ne va pas dans notre comportement et pourquoi nos réactions paraissent étranges mais Annie dit alors, prenant mon bras avec force et commençant à me tirer vers elle :

« Allez, viens.

- Attendez, mademoiselle ! »

Je déglutis. Ça tourne mal. Très mal. Je me tourne lentement, imaginant tous les scénarios catastrophiques possible et imaginables. Annie, impatiente, susurre :

« Quoi ? »

Le soldat se raidit, puis fait un signe de la main et lui adresse son plus beau sourire :

« J'espère vous revoir bientôt !»

La Ville d'OrigineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant