Première partie

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Une fois de plus je restais assis sur le banc. Ce banc où nous devions attendre qu'un couple d'adultes nous choisisse. Je ne les aime pas. Je ne les ai jamais aimé. Ils viennent tous les samedis, nous dévisagent et nous posent des questions. Puis, juste après, si l'un d'entre nous leur plait, ils s'en vont avec. Comme si à présent leur achat était fait et qu'ils n'avaient plus rien à faire ici.
Je frissonnais et me retenait de tousser. On m'avait toujours défendu de tousser. Surtout devant les adultes. Paraitre en bonne santé était surement la condition numéro un pour être adopté. Même si j'avais abandonné cette idée, je faisais des efforts. Et même si j'étais toujours malade, je faisais des efforts. Pourquoi les adultes étaient aussi bêtes ? J'espérais ne jamais grandir. Surtout si je devais finir comme certains d'entre eux.
Voilà cinq ans que j'étais enfermé ici. Et je venais d'avoir sept ans. Cinq ans dans cet orphelinat de malheur, c'était comme en enfer. Les adultes n'étaient même pas bons à nous nourrir convenablement. Une assiette contenant un pâté étrange le midi. Et le soir, du pain avec une soupe au contenu non identifié. Je n'avais encore jamais finis une seule assiette. Sois parce qu'on me volait. Sois parce que je passais ce que je ne mangeais pas à Kris.
En parlant de lui. Je relevais la tête et regardais tout autour de moi, cherchant mon ami du regard. C'est alors que je le vis. Il était dans son coin, éternel leader de l'orphelinat. Chaque samedi, il veillait au comportement de mes camarades. Il leur donnait ensuite des conseils qui favoriseraient leur adoption. Moi, il m'en donnait toujours. « Tao, tiens-toi droit. », « Evite de les regarder dans les yeux, ton regard est froid et aucun d'eux ne cherchent d'enfant à problème. », « Si un adulte vient te parler, ne répond pas méchamment ! » Et bien d'autres que je n'arrivais évidemment pas à suivre. Je frissonnais de nouveau et ramenais mes jambes contre mon ventre. Je voulais partir. Partir d'ici et ne plus jamais revenir. Seulement...Il fallait d'abord qu'un de ces adultes me voit. Malheureusement, je suis invisible. Invisible pour les personnes qui seraient susceptibles de me donner un peu de bonheur.
L'horrible horloge indiqua une heure de l'après-midi et la petite salle se vida peu à peu. Aussi bien de parents que d'enfants. Aujourd'hui, huit de mes camarades ne connaitront plus l'enfer de cet endroit. Tant mieux pour eux.
Une main se posa sur mon épaule et je sursautais, relevant la tête vers Kris.

« _ Tao, viens, j'ai quelque chose pour toi.
_ Pour moi ? »

Il me prit simplement la main et m'incita à me lever. Ma main tremblait dans la sienne mais je faisais tout mon possible afin de ne pas le gêner. Ses doigts se serrèrent autour des miens et il marcha un peu plus vite. Il avait beau avoir trois ans de plus que moi, j'avais l'impression d'avoir un père. Il était peut-être comme ça avec tous les enfants, mais je m'amusais à penser que pour moi, c'était différent.
Il me fit entrer dans la salle commune ou mes camarades et moi dormions. Il m'emmena vers deux des huit lits à présent vides et il prit les fines couvertures dans ses bras. Je le regardais faire sans dire un mot. Comme à notre habitude, les couvertures qui se libéraient allaient sur un tas au milieu de la pièce. Et le soir même, chacun irait chercher un bout de toile, nous permettant de nous réchauffer un peu plus dans cette gigantesque pièce sans chauffage. Pourtant là, Kris m'emmenait vers notre lit. En tant que Leader, il avait une couverture de plus. Et depuis deux semaines maintenant, il avait décidé de me laisser dormir avec lui. « Trouver un compagnon mort de froid dès le matin, ce n'est pas agréable. » disait-il. Je souriais doucement. Le fait de penser que peut-être ce soir je n'aurais pas les pieds gelés me réconforta. Kris lâcha ma main et étala les deux nouvelles couvertures sur notre lit. Il fit superposer les oreillers et il me fit retirer ma veste froissée, la remplaçant par son pull en laine qu'il cachait toujours sous le futon. Il me fit ensuite m'allonger sur les couvertures et il s'installa près de moi, ses bras autour de mes épaules. Je frissonnais encore plus. Ses mains ne tremblaient pas contrairement aux miennes, et pourtant, j'étais sûr qu'il avait froid.

« _ Je te le donne. Commença-til.
_ De quoi ?
_ Ce pull. Je n'en ai aucune utilité et puis tu es tout le temps malade. Il te sera plus utile qu'à moi.
_ Mais...C'est ta maman qui l'a fait ! »

Les parents de Kris étaient morts dans un accident de voiture il y a trois ans. Il les avait vus mourir et malgré son jeune âge à ce moment-là, il avait voulu se forger un esprit de plomb. Aucun membre de sa famille n'avait été apte à le prendre sous sa coupe. Ses grand-parents avaient disparus de la circulation et seul son oncle était resté proche de sa petite famille. Seulement, cet oncle était malade et le mot ''handicapé mental'' revenait toujours dans la bouche de Kris lorsqu'il parlait de lui. Au début, je me souviens qu'il disait vouloir faire payer à sa famille. Mais depuis, il s'était calmé et il chérissait plus que tout le peu d'affaires qu'il lui restait. Le peu que le gérant de l'orphelinat ne lui avait pas retiré. Ce qu'il avait réussi à cacher.

« _ Je préfère te voir le porter. Et puis ne discute pas, je ne te laisse pas le choix ! »

Je ne répondis pas, serrant un peu plus les couvertures contre moi. Un petit silence se réinstalla ou l'on pouvait entendre dans la pièce d'à côté les adultes parler avec le gérant. Les derniers papiers de l'adoption d'un de mes camarades étaient en train de se faire.

« _ Tao, samedi prochain, je veux que tu relèves ton visage. Tu es mignon et j'ai remarqué que les adultes regardaient d'abord l'apparence. Alors relève ton visage et détend toi. Si tu le fais, je suis sûr que tu trouveras une bonne famille.
_ J'essaierais... »

Je le regardais et il m'adressa un sourire avant d'embrasser mon front. Puis ce que j'ai toujours redouté arriva. Kris me lâcha et se leva, passant une main dans ses cheveux. Il avait un petit sourire triste sur ses lèvres mais il essayait d'être sincère. La porte de la salle commune s'ouvrit soudainement et le gérant entra. Il chercha quelque chose du regard puis nous aperçut.

« _ Wu Yi Fan. Tes nouveaux parents t'attendent. »

Cet homme détestable partit et je regardais de nouveau Kris. Il remonta la couverture sur moi puis s'approcha de mon oreille.

« _ Je te promet de venir te chercher lorsque je le pourrais. Fais-moi confiance, je ne te laisserais pas dépérir dans ce trou. »

Puis il était parti en courant. Il n'avait même pas parcouru la moitié de la salle, que je mettais mis à l'appeler. D'abord doucement, puis de plus en plus fort. Il avait ralenti mais sans se retourner. J'avais alors poussé les draps sous lesquels je me trouvais et je m'étais levé, lui courant après. Je ne sentais même plus mes jambes. Depuis combien de temps n'avais-je pas couru ? En tout cas, c'est à peine si le peu de forces qu'il me restait me permettait de le rattraper. Pourtant je courais tout en continuant de l'appeler. Il ne pouvait pas s'éloigner de moi. Il n'avait pas le droit. Il était celui qui m'obligeait à tenir debout lorsque c'était important. J'ai évité bon nombre de punitions grâce à son soutien. Il ne pouvait pas partir comme ça. Pas sans moi !
Hurlant son prénom, je sortis de la salle et je tendis un bras vers lui. Le regard glacial du gérant ne me fit rien du tout et malgré les regards des nouveaux parents de Kris, je continuais à courir. Je voulais au moins essayer de le retenir. Seulement, c'était sans compter sur le gardien de la prison. Du haut de ses quarante balais, le gérant n'avait rien trouvé d'autre que de me faire un croche-patte. Je m'étalais donc sur le sol, me mordant fortement la langue au passage. Puis je restais là, à pleurnicher le nom de mon ami qui ne faisait que me regarder. Je ramenais mes bras devant mon visage et me recroquevillais sur moi-même.
J'ignore combien de temps je suis resté ainsi. Mais en plus du gout de sang dans ma bouche, c'est un coup de pied dans le ventre qui me fit rouler sur le dos. Ce visage-là, j'aurais préféré ne jamais le revoir. Le fils du gérant. Un garçon bouffi qui s'amusait à venir nous narguer avec ses confiseries ou ses vêtements propres et chauds. Plusieurs fois, il avait tenté de me frapper. Mais c'était sans compter sur la protection de Kris. A présent, j'étais juste...seul.

« _ Alors ? Ca fait quoi d'être définitivement abandonné ? Ce doit être douloureux non ? »

Je le regardais le plus froidement possible. Mais les larmes sur mon visage le firent rire. C'était une horrible vache au rire de porc. Jamais il n'aurait mérité une vie comme la sienne ou l'eau chaude et la bonne nourriture lui étaient offertes. Pour moi, ce n'était qu'un jet d'eau gelée et une nourriture extra-terrestre.

« _ Je rigolerais bien dans dix ans. Lorsque personne ne t'aura encore adopté.
_ Ça viendra, et plus tôt que tu ne le crois ! Me défendis-je.
_ Ah oui ? Non mais réfléchis deux secondes. Qui voudrait adopter une personne aussi ordinaire que toi ? Tu n'es même pas beau à regarder. Personne n'aura le courage de t'engraisser avant de te considérer comme une personne humaine ! »

Un nouveau coup de pied dans les côtes et fier de lui il partit vers le bureau de son père.

Et cela dura encore dix ans. Et lorsque j'eus mes dix-sept ans, les adultes décidèrent de me faire travailler. L'orphelinat était au plus bas. Encore plus qu'auparavant. Certains enfants n'étaient même plus autorisés à manger le soir. J'étais le plus vieux. Alors le gérant avait décidé de me faire travailler la semaine dans la boulangerie d'en face. La propriétaire était charmante, et je n'avais encore jamais vu d'adulte aussi protecteur envers un enfant qui n'était pas le sien. J'avais beau faire les mêmes horaires qu'une personne majeure, j'avais le droit de faire une pause et de manger des pâtisseries. Je n'en avais jamais mangé de toute ma vie. C'était tellement bon ! Quand j'allais travailler, j'en oubliais tous mes problèmes, mais le soir, je commençais à me renfermer sur moi-même. Et à chaque fois que venais l'heure de retourner à l'orphelinat, Mademoiselle Lee me donnait un petit sac ou se trouvaient plusieurs petits trésors. Et à chaque fois, je les partageais avec mes camarades. Le gérant ne m'attendait jamais à mon retour, passer devant son bureau avec de la nourriture ne me faisait donc pas peur. Il ne fallait pas qu'il sorte. Ces pâtisseries étaient le seul moyen qu'avaient mes camarades de tenir une journée complète. Tous attendaient leur aîné et chacun s'amusaient à imaginer quelle douceur ils allaient choisir.
Depuis le départ de Kris, je m'étais retrouvé à sa place. J'avais cessé d'être malade au moindre courant d'air et c'est ce qui fut le plus gros avantage. A présent, c'était moi qui donnais mon assiette le soir aux plus affamés. C'était moi qui sacrifiais mes draps aux plus frileux. C'était moi qui racontais les histoires aux plus petits pour leur permettre de s'endormir. A défaut de ne pas savoir lire. Bien qu'ici, on ne pouvait pas trouver de livre potable. C'était moi à présent qui donnais les conseils. Je me fichais d'être adopté ou non. Je préférais voir mes cadets partir avec le sourire plutôt que de les abandonner.
C'était moi qui à présent faisais le guet la nuit. Le gérant avait trouvé un nouveau jeu. Ce vieux pervers tentait de toucher les plus jeunes dans leur sommeil. Aussi bien les filles que les garçons. Mais c'était sans compter que depuis la première fois, ma simple présence le faisait changer d'avis. Seulement, la journée je n'étais pas là. Et il semblait que ses nouvelles punitions lui plaisaient plus que les anciennes. Mais maintenant, c'était moi le leader et je défendrais les plus jeunes.

J'entrais dans la boulangerie et me dirigeais vers l'arrière-boutique. J'enfilais mon tablier et mademoiselle Lee vint à ma rencontre.

« _ Retire ce tablier Tao, je te donne ta journée aujourd'hui.
_ Non, je veux travailler, il est hors de question que je retourne à l'orphelinat. »

Je la regardais et remarquais que je m'étais exprimé froidement. Je baissais alors la tête et retirais lentement mon tablier. Mademoiselle Lee me tendit alors une enveloppe.

« _ C'est ta paye.
_ Ce n'est pas à moi que vous êtes censée la donner. Rectifiai-je.
_ Sur celle que j'ai donnée au gérant, il manque quarante pourcent. Il doit penser que je te paye peu. Mais c'est parce que le reste te revient. »

J'observais l'enveloppe et secouais négativement la tête.

« _ Je n'ai pas le droit d'avoir de l'argent sur moi. C'est à peine s'il autorise un gel douche par personne.
_ Alors allons faire disparaitre cet argent ! »

Je levais un sourcil. Le faire disparaître ?
Mademoiselle Lee fit fermer mon casier après y avoir mis mon tablier et elle nous fit sortir de la boulangerie. Une fois tout fermé, elle entra dans sa voiture, me demandant de la suivre. Elle démarra alors.

« _ Si je ne me trompe pas, ton anniversaire est dans une semaine non ?
_ ...Oui.
_ Et tu seras enfin majeur n'est-ce pas ?
_ Majeur ne veut rien dire pour moi. Ca me rappelle juste que c'est à ce stade là que l'orphelinat ne voudra plus de moi. »

Mademoiselle Lee ne répondit pas et je regardais les bâtiments défiler par la fenêtre.

« _ L'autre jour, j'ai remarqué comment tu regardais un des clients.
_ Pardon ?
_ Celui qui avait plusieurs piercings aux oreilles.
_ Et un à l'arcade. Rajoutais-je en souriant.
_ Que dirais-tu d'en avoir un ? »

Je la regardais surpris, et elle répondit à une de mes questions muettes en brandissant l'enveloppe de ma paye.

« _ Et puis je t'emmènerais chez le coiffeur aussi ! Ta tignasse à beau être soignée, les cheveux mi- longs, c'est assez bizarre pour un garçon. »

Je posais une main sur mes cheveux et elle rit. Cette femme était juste extraordinaire. Ses cheveux décolorés étaient châtain clair. Son visage était fin et ses yeux donnaient juste envie de la suivre là ou elle m'emmènerait. Elle était charmante.

Finalement, les oreilles percées à plusieurs endroits ainsi qu'une nouvelle coupe de cheveux, nous nous retrouvions dans un café. C'était la première fois que je buvais un chocolat. Et je dois bien avouer que je n'avais jamais rien bu d'aussi bon. Je me sentais... quelqu'un d'autre. J'étais différent, je me sentais bien. C'était aussi la première fois que quelqu'un me traitait comme ça. Mise à part Kris, je n'avais jamais eu l'attention de qui que ce soit. D'ailleurs...Que devenait-il ? Plus les années passaient, plus je me disais qu'il m'avait oublié. Malgré sa promesse, il devait maintenant couler des jours heureux au bras d'une jeune fille qui pourrait lui donner un avenir. Je grimaçais. Il n'avait pas le droit de m'oublier. Moi je ne l'avais pas oublié. Je ne voulais pas et jusqu'à ma mort, le visage si mature de ce gamin restera gravé dans mon coeur. Seulement...je pouvais très bien être mort à l'heure qu'il est, il ne l'aurait même pas su. De plus, j'avais surement eu tort de m'attacher autant. Mais j'étais petit et je n'étais pas apte à comprendre certaines choses. Maintenant, je comprenais. Et j'avais compris plusieurs choses d'ailleurs.
Kris ne reviendrais jamais.Je n'aurais jamais l'occasion de connaître ces moments que l'on appelle ''Bonheur''. J'étais par la suite condamné à errer dans les rues. Inconsciemment, j'étais sûr que faire confiance à quelqu'un serait très dur. Pourtant, c'était important...
Mais tout irai bien. Je n'avais cas tout oublier. Oui, c'est ça. J'y arriverais.

« _ Tu aurais dû demander une coupe de cheveux plus...simple. Avec tes yeux, tu as encore plus l'air d'un méchant qui ira agresser quelqu'un dans la rue. »

Je ri et finis mon chocolat.

« _ Ah, non. Finalement, peut-être que ton sourire pourrait rassurer les gens.
_ Je ferais attention dans ce cas.
_ Au fait. J'ai besoin de tes conseils. Mon mari et moi voulons adopter. Seulement, une simple visite à l'orphelinat ne nous aiderait surement pas. Tu connais ces enfants mieux que moi.
_ Vraiment ? Et bien...Vous préférez un garçon ou une fille ?
_ Un garçon ! »

Mademoiselle Lee eut un large sourire sur ses lèvres et je réfléchissais. Je citais alors plusieurs noms, décrivant les caractères de chacun. Leur physique ainsi que leurs gouts. Puis je citais les conditions de vie de l'orphelinat, la priant de ne pas juger un enfant par ses os trop voyant. Je savais qu'il y en avait beaucoup dans ses cas. Mais tous étaient en bonne santé. Cette semaine-ci était la première ou aucun d'entre eux n'était malade. C'était une très bonne semaine.  

  

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Eternal FlameOù les histoires vivent. Découvrez maintenant