Épilogue

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Sleeping at last - Saturn

La voix monocorde de l'homme d'église la tira de ses pensées. Elle cligna plusieurs fois des yeux, comme pour se réveiller, et secoua légèrement la tête pour se remettre les idées en place. Le bruit de l'eau qui gouttait sur son parapluie l'avait bercée pendant quelques minutes, entrainant son esprit fatigué loin de la réalité, si bien qu'elle ne savait plus vraiment où ils en étaient dans la cérémonie mortuaire. Elle baissa le regard sur ses pieds. La pluie avait transformée la terre en une pâte boueuse qui tâchait ses escarpins en daim noirs, et elle sourit en comprenant qu'il lui serait difficile de les nettoyer. Quand elle releva les yeux, elle ne put s'empêcher de fixer le cercueil en face d'elle, posé dans la tombe fraichement creusée le matin même.

Et dire qu'il reposait là-dedans, dans cette boite en bois noir qui disparaitrait bientôt sous les pelletées de terre.

Il aurait détesté tout ça, il aurait détesté voir sa mère pleurer à ce point, presque dans l'incapacité de tenir debout sous la pluie, voir son frère le visage fermé, les poings serrés, voir ses sœurs essayer de garder la face. Il aurait détesté la voir ici, elle, dans cette robe noire qui ne lui allait pas, mais la seule qu'elle avait pu emprunter. La voir rester debout là à fixer un cercueil, sous la pluie, pendant de longues heures, les mains glacées et le regard vitreux. C'est ce qu'il aurait le plus détesté, elle le savait, de voir ses yeux rouges et de sentir son haleine alcoolisée.

Mais bon, il n'était plus là pour s'en rendre compte et lui dire quoi que ce soit, pour lui faire ne serait-ce qu'une seule remarque sur son abstinence qu'elle avait envoyé bouler quand elle avait appris qu'il était mort. Il l'avait lâchement abandonné, seule, face à la tristesse du monde, alors pourquoi ne pouvait-elle pas en faire autant, pourquoi ne pouvait-elle pas tout laisser tomber, toutes ses promesses, toutes ses belles paroles ? Lui, c'était bien ce qu'il avait fait, non ? Il lui avait juré qu'il ne la laisserait jamais tomber, qu'il serait toujours là pour elle, et aujourd'hui, ce n'était plus le cas. Il avait menti, il avait trahi sa parole en laissant son cœur s'arrêter de battre. Il avait rompu sa promesse en mourant dans cet hôpital de Détroit, alors qu'elle était dans cet avion pour venir le rejoindre. Il n'avait même pas attendu qu'elle soit là pour rendre son dernier souffle, il avait simplement arrêté de vivre alors qu'elle était à des centaines et des centaines de mètres d'altitude, ignorante de la vérité. Alors même qu'ils ne s'étaient encore jamais vu.

On lui tira sur la manche, ce qui la sortit encore une fois de ses pensées vagabondes. Elle ne comprit pas tout de suite ce qu'on attendait d'elle, pourquoi on la regardait fixement comme ça, mais quand l'homme d'église lui fit un signe de tête, elle se souvint de ce qu'elle devait faire. A petits pas, les talons de ses chaussures s'enfonçant avec un bruit disgracieux dans la boue, elle marcha jusqu'à la tombe et lâcha la rose rouge qu'elle tenait dans sa main sur le cercueil. En se retenant de rire nerveusement, elle se dit une fois de plus qu'il aurait détesté cette idée. Puis elle retourna à sa place, regardant sa famille venir à son tour déposer une fleur. D'abord ses sœurs, puis son frère et enfin sa mère, qui tremblait tant elle pleurait.

Comme si le temps s'écoulait différemment, elle eut l'impression de simplement cligner des paupières et soudain, le cercueil était recouvert de terre, et les nombreuses personnes venues aux funérailles se dispersaient dans le cimetière. Elle resta longtemps debout, toujours à la même place, son parapluie à la main. Il ne pleuvait même plus, mais elle le garda au-dessus de sa tête sans s'en rendre compte.
Sa mère vint la voir en lui demandant si elle voulait venir avec eux, mais elle refusa gentiment, répondant qu'elle viendrait les rejoindre pour dîner. La femme hocha simplement la tête, et si son fils n'était pas venu l'attraper par les épaules, elle serait restée plantée là, perdue, le cœur brisé, à regarder la tombe fraîche de son deuxième enfant. A leur tour ils disparurent, et elle se retrouva seule dans le cimetière, sous son parapluie inutile et dans sa robe trop courte, à regarder la tombe. Elle se rapprocha lentement de la stèle avant de s'accroupir devant. On devait carrément voir sous sa robe dans cette position, mais elle s'en foutait. Le regard fixé sur la photo gravée sur la pierre, elle passa la main sous son décolleté pour attraper son téléphone qu'elle avait glissé dans son soutien-gorge avant la cérémonie. Machinalement, elle tapa son numéro avant de porter le portable à son oreille. Il y eut sept longues tonalités avant que la messagerie ne s'enclenche, et elle entendit enfin sa voix.

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