West road suite 31

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Les premiers jours d'avril apportèrent une pluie froide. Le sol, engourdi par l'hiver, avait pris l'apparence d'un grand manteau sombre, encore recouvert ça et là par les dernières plaques de neige. Abel débordait d'enthousiasme depuis que Stella avait pris la résolution de l'accompagner et il passait le plus clair de son temps à la rassurer en lui répétant que tout se passerait bien, qu'elle serait émue aux larmes en découvrant l'océan Pacifique, les plages dorées d'or fin et les demeures cossues des stars... une vision sans doute idéalisée de ce qu'était cet Ouest providentiel qui rendait Abel presque extatique quand il en parlait ; Stella le savait bien mais elle avait envie d'y croire.

Quelquefois, elle se réveillait au milieu de la nuit et songeait à l'univers familier qu'elle allait laisser derrière elle. Elle y pensait calmement, sans appréhension, car elle ne renoncerait pas, plus maintenant... Plus jamais ! Elle ne serait plus faible ni lâche.

 « Grandir peut parfois prendre du temps, beaucoup de temps ! » se disait-elle tandis que le corps d'Abel luisait dans l'obscurité.

Le jeune homme était de plus en plus excité à la perspective du départ prochain et il fallait souvent le ramener à la réalité quotidienne, ce que Stella faisait très bien. Il y avait du bois à rentrer, la neige encore accumulée sur le toit ou dans la cour à évacuer... Il y avait tant de choses à faire avant de songer à partir ! Elle tenait à laisser une maison rangée, des tombes nettoyées. Il fallait trouver quelqu'un pour récupérer les poules et placer Balthazar chez une personne de confiance. Une personne de confiance... Il n'y en avait qu'une au monde. Il s'agissait de Phoebe, mais Stella n'avait pas encore eu le cran de le lui demander car auparavant, elle devrait lui parler d'Abel, du lien réel qui les unissait. Phoebe récupérait lentement. Un choc supplémentaire pouvait peut-être lui être fatal.

Attendre... rien qu'un peu, quelques jours. Puis elle irait prendre le thé une dernière fois chez cette femme, cette « presque » sœur, et elle lui dirait... Elle était là, la limite. La frontière entre l'avant et l'après... Tel un fil ténu, invisible... Elle tenait à prononcer ces mots qui raconteraient Abel, son corps enivrant, l'Ouest et tout le reste. Quand elle aurait fini, alors il lui faudrait assumer et partir. Loin, au-dessus du village, au-dessus de la prairie, au-dessus de West Road et de la petite butte grise. Un peu comme dans ses rêves d'autrefois où, tel un oiseau, elle survolait les maisons et la place du village.  Un matin, elle ouvrit en grand la fenêtre de la chambre et respira les senteurs printanières que l'air venu des Monts Boston diffusait. - Nous partirons mi-avril, décida-t-elle en se retournant vers Abel. La prairie commence à reverdir. Les beaux jours reviendront vite, à présent !


- Comment ? Stella, qu'est ce que vous dites ? Abel... Ce garçon n'est pas votre lointain cousin ? Alors si je m'attendais à ça ! Petite cachottière !

Un poudroiement de soleil, comme une aurore boréale qui vaporise son voile doré sur le mur du salon... Les portraits des Lockwood, toutes générations  confondues, alignés sur un napperon-linceul de dentelle.

« Comme chez moi, se dit Stella. Comme chez moi, avant... Faire vite ! Oui, Phoebe, je vous quitte... Je m'en vais... Je prends le large... Je suis une vieille folle mais je m'en fiche ! Tout le reste n'est que des foutaises et ce n'est pas moi qui le dis ! ».

La tasse de thé tremblotante entre les doigts de Phoebe avec son morceau de sucre qui ressemble à un iceberg brillant échoué au milieu de la soucoupe. Répéter... plus lentement. Raconter en quelques minutes ce qui a pris des mois, presque un an. Un mardi. Un mois de juin... Une ombre grise sur le chemin puis un être de lumière qui s'appelle Abel... des souliers délacés, une peau cuivrée... Des Mary Pickford, des Rudolph Valentino, des Ramon Novarro qui dansent sur les toits de Baltimore... West Road la mystérieuse avec sa butte grise... Les corps qui exultent, l'âge qui ne veut plus rien dire. Le départ, imminent... La ferme, les morts du cimetière que l'on confie à l'amie.

WEST ROADOù les histoires vivent. Découvrez maintenant