West road suite 16

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The end. La fin... la fin de l'histoire. Retour à la case départ avec les habitudes qui emprisonnent, qui isolent un peu plus chaque jour... Stella regarda s'éloigner le jeune homme dont la haute silhouette s'intégrait peu à peu au ruban gris de West Road. La vision de cette forme confuse devant elle la ramenait en arrière; à celle qu'elle avait aperçue plusieurs jours auparavant, près du vieil arbre mort, avant qu'elle ne devienne Abel et qu'elle fasse chavirer son existence. Au moment où elle disparaissait derrière la butte, l'ombre grise leva un bras, dessina un geste d'adieu contre le ciel mauve. L'ombre fit pleurer Stella, sans le savoir. Puis l'horizon engloutit Abel, définitivement...

Stella attendit une quinzaine de minutes, immobile devant la grange, les mains crispées sur la robe mais l'horizon ne rendit rien. Balthazar réclamait son avoine. Et puis, il fallait se préparer pour aller à Lone Oak, comme tous les lundis. Stella rapporta les draps à l'orphelinat puis fit halte, comme d'habitude, chez les Cowper. Adam était seul à tenir la boutique ce matin-là, ce qui était très inhabituel. Stella l'entendit expliquer à la vieille Fowley, inquiète de ne pas voir Frances,que son épouse avait dû s'absenter quelques jours pour se rendre au chevet de sa mère, récemment alitée. Elle déambula machinalement entre les rayonnages et se contenta d'acheter quelques conserves; la partie du magasin réservée aux livres n'exerçant sur elle aucun attrait pour la première fois depuis des années. En s'avançant vers le comptoir, elle aperçut Adam Cowper qui rangeait des bocaux de verre, emplis de bonbons multicolores, et la conversation surréaliste qu'elle avait eue avec Abel au bord de la rivière lui revint à l'esprit. Tandis qu'elle ramassait sa monnaie sur le comptoir, elle se dit que sans la curiosité indiscrète d'Abel, jamais ces souvenirs n'auraient ressurgi. Adam lui semblait presque attachant, ce matin. Telle une victime piégée, comme elle, par un destin capricieux. Le commerçant avait été embarqué dans une existence qu'il n'aurait peut-être pas choisie s'il en avait eu l'opportunité.

- C'est tout ce qu'il vous fallait ?

Elle leva la tête. Adam Cowper ne la regardait pas vraiment. Ses yeux semblaient chercher quelque chose, au-dessus du front de Stella. Elle tourna la tête puis marcha vers la porte. Juste avant de la franchir, elle fit volte-face et dit au commerçant qui avait déjà recommencé à ranger ses bocaux :

- J'espère que la santé de votre belle-mère va s'améliorer, Adam Cowper. Au revoir, à lundi prochain !

L'homme n'eut pas le temps de répondre et de réagir. Stella Lowie avait déjà disparu... Elle s'en voulut presque aussitôt. Jusqu'à aujourd'hui, les seuls mots qu'elle adressait aux Cowper ne concernaient que les produits qu'elle achetait dans le magasin; des questions concernant les prix, les modalités de commande de certaines denrées; des choses de cet ordre-là... Rien d'intime; rien qui ne puisse créer une quelconque complicité en tout cas.

Elle chercha du réconfort auprès des morts du cimetière. Elle était certaine de trouver un peu de quiétude au milieu des tombes. Dans le silence, elle parviendrait à faire le point, à réfléchir sur son existence qu'un jeune homme avait su peupler à lui tout seul, pendant vingt et un jours. « Il m'a légué un peu de sa fougue, un peu de sa fraîcheur... un peu de sa force de vie ! » se dit-elle en poussant les branches que le vent avait jetées en vrac sur les pierres tombales. Elle redressa le vase en étain. Trois tombes grises, rectilignes, alignées les unes à côté des autres. Stella se raidit, le corps traversé soudain d'un frisson glacé malgré les morsures du soleil estival. Ce lieu, elle le découvrait comme pour la première fois. Des tombes. Partout. Tout autour. Des petites, des grandes, des marrons et des grises, des fleuries et des sans fleurs...Des très anciennes et des plus neuves. Et, dressées vers le ciel, telles des mains menaçantes prêtes à saisir pour pulvériser, des croix ; une armée de croix, un carré sombre de croix-étendards glorifiant la mort et son indéfectible victoire sur les vivants...

L'épouvante la fit défaillir. La tombe de ses grands-parents, celle de ses parents et de la petite Lisa, celle de Tom, enfin... Voilà tout ce qui lui restait ! Une famille disparue, emportée par les tourbillons du temps; une famille réduite depuis des décennies à un petit tas d'os blanchis. Ces mêmes os à qui elle rendait visite. Qu'elle chérissait. A qui parfois elle relatait son morne quotidien. Ce fut comme une révélation : elle prenait enfin conscience des heures absurdes, inutiles, qu'elle avaient perdues ici, et qui s'ajoutaient à d'autres heures toutes aussi absurdes et inutiles qui constituaient sa vie. Les fantômes de sa famille n'existaient pas. Ils n'avaient jamais existé. La chambre bleue n'appartenait plus à Tom depuis dix-huit ans. Le seul être vivant qui l'attendait, pour qui elle comptait un peu, était attaché à la grille du cimetière. C'était un vieux cheval et il arrivait lui-même au terme de sa propre existence. Brusquement, la vision du sexe dressé d'Abel surgit dans ses pensées fiévreuses. Elle poussa un cri d'effroi. Un sexe chaud, rigide, vivant, qui contrastait violemment avec ces croix glacées, figées pour l'éternité, comme des créatures déjà raidies par la mort. Un sexe d'homme qu'elle n'avait jamais touché, ni caressé, qu'elle ne toucherait jamais et dont elle ressentait le manque en ce moment, dans ce cimetière silencieux. Elle crut un instant avoir perdu la raison pour avoir des pensées aussi obscènes et elle tituba jusqu'à la sortie du cimetière. Elle s'était trompée. Les morts ne lui étaient d'aucune aide.


A SUIVRE...

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