DENONCE LA COULEUR

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C'était il y a deux ans. C'était à la fin août. J'ai entendu la sonnerie, descendu rapidement l'escalier. Trébuchante, je t'ai ouvert la porte. Je devais signer une enveloppe, j'ai signé. J'ai saisi et l'enveloppe et tes mains et ton corps et ton âme, ton regard posé sur le mien, perdu et collé sur ma peau. Je t'ai laissé passer le sas, je t'ai laissé entrer en moi, chez moi, pour moi. Je t'ai laissé me posséder. Dans cette vie, noir et blanc, j'ai laissé entrer la lumière. Photo-couleur. 

Tes yeux avaient l'odeur rêche du sable, le grain sec des douleurs d'hiver, coincées dans les rouages de l'enfance. Ta peau rousse aux senteurs d'été se dessinait en pointillé. Ton sourire peignait les couleurs d'automne. Ce printemps a duré deux mois, enclenchant le cycle des saisons. 

C'était il y a deux ans. C'était la fin octobre. Tu n'as pas tiré la sonnette. Tu m'as poussé dans l'escalier. Tremblante, j'ai refermé la porte. Je devais t'aimer à la mort, j'ai aimé. J'ai senti et la mort et tes mains et ton corps et mon âme, ton regard posé sur le mien, perdu et collé sur ma peau. Il ne s'en décollera jamais. Je t'ai laissé passer la limite, je t'ai laissé saboter en moi, chez moi, malgré moi. Je t'ai laissé me déposséder. Des flashs. Trop de lumière. Dans cette vie, noir et blanc, la couleur était vraiment ratée. 

A partir de là, lasse, s'est étalée en moi une palette de nuances infinies. 

Du bleu d'abord, beaucoup de bleus. La couleur de tes veines et du sang de la toute-puissance, mon roi ! La couleur de l'hématome, de la tumeur et du mal que tu insinuais ; ce mâle que l'on dénie, que l'on ne veut pas voir, qui détruit tout mais avec lequel on apprend à vivre. Ce mâle que l'on devrait virer, exterminer et gratter jusqu'à l'os pour ne plus laisser anémier et sa vie et son corps et ses forces. Mais ce mal faisait partie moi et ce mâle je croyais l'aimer. Coupable, victime, je ne savais plus bien qui j'étais, entre le vert constant de l'effort, du pardon, de l'espoir et le rouge de la passion, des baisers et du sang que tu laissais s'écailler au creux de mes lèvres. Du rouge, souvent, de plus en plus souvent. 

Du mauve ensuite ou du violet, violée... Je ne sais pas bien. Comment mettre des couleurs aux choses, aux traces invisibles dans mon antre forcée ? Traînées indélébiles de tes pouces sur mon cou, maquerelle de ta violence, prostituée à ton corps... Manque d'air - asphyxie - blanches - les images, les horreurs et les nuits. 

Du jaune, du beige, de l'ocre, du gris, couleur de la terre et de la poussière que tu me faisais manger chaque nuit, toutes ces couleurs de merde, d'urine et de vomis que tu me laissais laver de mes larmes transparentes. Raclure, toi ou moi, je ne savais même pas. Dégoût et des couleurs. Des coups et des douleurs. Dégoût de soi, de la vie et des autres. 

Grenat, le vin de la colère, trop d'alcool, trop de souvenirs, trop d'angoisses, trop de maux. Les tuer, les faire taire, les sortir de ta tête par tes poings. Te trouver des excuses, toujours, dans l'accalmie. Aimant, amant, gentil, te voir t'ouvrir aux autres, mon moi isolé, laissé en suspension. Des brunes, des blondes, des femmes, des bières, des frappes, des flippes. Recommencer. 

Ne plus pouvoir partir. Lâcher-prise, laisser-faire. Attendre le prochain coup, attendre la prochaine crise, descendre aux enfers, attendre la couleur lente de la mort, espérer le paradis lorsque le diable se terre chez soi, au fond de soi, en sa fragilité à être. 

Quelqu'un a existé à l'extérieur de lui, avant. Quelqu'un a existé en moi, en vrai et en-dehors de lui. La retrouver. Commencer un travail de fond et d'obstacle, creuser dans les méandres des boues noires, dans les abysses, chercher la noyée, la secouer, remonter à la surface, sentir le goût de l'eau claire, reprendre ses esprits et crier. Appeler à l'aide, à l'autre, à ses amies et à son désespoir. Partir.

La course folle dans les rues jaunes, à la lueur des réverbères. La peur au ventre, sombre, dense, nomade, sauver sa peau et attendre. Attendre d'être sûre. D'être sûre qu'on a pris la bonne décision, d'être sûre qu'il ne nous recherchera pas, d'être sûre qu'on peut être quelqu'un, d'être sûre que l'on peut se reconstruire et y croire, y croire, y croire, lutter pour y croire, ailleurs, loin de lui mais sans autre bras. Avec soi. Autrement. Seule jusqu'à ne plus avoir peur des hommes. Seule jusqu'à ne plus avoir peur de soi. Seule jusqu'à ne plus avoir peur de sa propre vie, de ses propres peurs, de sa solitude-même.

Et puis un jour, y arriver. Redécouvrir la peau de l'autre. Lentement. Rose, crème, sa peau et ses lèvres, la vie, fini l'écarlate. Revisualiser des espoirs, ré-imaginer une histoire, revivre et redessiner joliment les contours. Il est temps de reprendre des couleurs, des couleurs pastel, douces, chaudes, tranquilles ; nuances d'une fin d'été.

DENONCE LA COULEUROù les histoires vivent. Découvrez maintenant