《Je ne vaux pas mieux que ces plats posés sur la table, que ces nappes déjà grasses et lourdes, ou que ces gerbes de fleurs qui pourrissent sur place. Je ne suis qu'un détail, une touche de pinceau, ou encore mieux, une tache. 》

Cette pensée lui laisse un goût amer dans la bouche, mais qui a la saveur monotone et désagréable du constat.

Le repas qui s'étend devant ses yeux lui est interminable. Elle qui a perdu depuis longtemps le goût des aliments, cette attente est un supplice. Parfois, par ennui, elle prend un fruit, le décortique, le tranche, laissant son jus sucré et collant couler sur ses doigts, avant de s'en débarrasser. Il ne lui en reste alors que l'odeur entêtante sur ses mains rougies.

La Cérémonie du matin s'est déroulée devant ses yeux avec lenteur. Pendant plusieurs heures, elle s'est tenue droite sur son l'imposant trône, bien que ridicule à côté de celui du roi. Elle gardé ses bras sur les accoudoirs avec une fausse nonchalance qui donne encore des élancements dans le dos et les épaules.
Elle n'a pas prononcé un mot.
Durant la première heure, le roi a départagé quelques affaires de justices devant une foule qui l'acclamait à chaque décision ; puis il avait procédé à la longue lecture des Textes.
L'héritage de l'ancien peuple tenait sur les quelques dizaines de milliers de pages qui croupissaient dans la bibliothèque royale. Et à chaque cérémonie, il était convenu d'en lire une centaine. L'écriture était pourtant plaisante, même fascinante, mais le Roi les déblatérait comme s'il s'était agi d'une langue étrangère pour lui : il butait sur les mots, ou les sautait, lisait les passages les plus passionants d'une voix morne et quasiement éteinte, avant de clamer avec plus de force mais avec une vigueur inadaptés les lignes qui rapportaient des événements graves.
Ces Textes avaient été écrits par un seul homme du nom de Sophrotès, et mêlaient à la fois mythologie et récit réel, et de ce fait il était parfois difficile de discerner à quelle catégorie ils appartenait. De plus, leur ordre de rangement originel n'avait aucune logique : les emplacements dans lesquelles ils avaient été retrouvés, des petits coffres taillés à même la pierre, ne suivaient ni de chronologie, et sentassaient ainsi, toute section confondues.
Les historiens avaient tentés de reconstituer un ordre, mais face au nombre de feuilles et à l'ampleur que représentait le travail, il avait été convenu de ne plus tenter d'y chercher un sens, mais plutôt d'accueillir les données comme elles venaient.

La lecture plongeait toujours l'assemblée dans un silence extraordinaire. Étant en face d'eux, elle avait tout le loisirs de les observer.
Plus de milles habitants, lors des Cérémonies, se tenaient debouts sur la place. Leurs milliers de regards étaient tournés vers un seul homme, sans ciller, sans fléchir, sans qu'un toussotement interrompe la lecture.
Au premier rang, cinq scribes royaux, assis en tailleurs, ne parvenaient même pas à troubler l'atmosphère figée, étendue dans le temps. Le grattement de leurs plumes était à peine perceptible, tout juste plus fort que le sifflement du vent. Ils ne relevaient pas la tête, encore plus absorbé que les autres, sans jamais s'étirer ou soupirer. Le mouvement de leur doigts avait quelque chose de mécanique, dont la cadence soutenue n'était qu'un cycle, régit par trois actions: tremper la plume; l'égoutter d'un geste rapide pour évacuer une goutte d'encre parfois absente; écrire.

La scène dans son ensemble la fascinait toujours autant que le premier jour auquel elle y avait assisté. À chaque fois, le silence quasiment religieux de l'assemblée lui donnait des frissons.

《Suis-je la seule encore consciente?》

Il lui semblait que oui.

Alors que durant d'autres moments, elle réussissait à capter un visage, un oeil, qui l'observait, et pouvait ainsi lui adresser un sourire qu'elle espérait doux et gracieux, durant la lecture, elle scrutait sans relâche la foule sans rencontrer un autre regard. Ce silence visuel, cet incapacité à saisir sur eux une autre émotions qu'un profond intérêt, à la limite de la fascination avait quelque chose de terrifiant.

Elle s'était un jour demandé si quelqu'un la remarquerait, à cet instant, si elle se levait et partait discrètement. Elle s'était imaginée mille fois repoussant les coussins, se détachant des fresques gravés sur le piédestal, pour poser un pieds hors de cette cage ouverte. Chancelante sur ses jambes encore ankylosées, une main tremblante encore posée sur l'accoudoir, dont le métal glacé, même après des heures, ne parvient à se réchauffer sous le contact de la chair chaude. Puis elle se voit faire quelques pas timides vers le mur de scène du grand amphithéâtre où ils siègent. Ses mouvements deviennent plus souples, plus agréables, ses muscles se dénouent. Elle passe derrière le roi, le contourne par sécurité. Il continue de parler, mais comme au ralenti. Elle même sent l'instant se dissoudre, dans une distorsion qui lui laisse le temps d'observer la scène d'une façon tout à fait nouvelle. Elle lui parait loin, irréelle. Il lui semble que le frottement feutré de ses pas résonne dans l'immensité du lieu. Puis elle atteint la petite ouverture, dans un coin. L'encadrure d'une porte taillée dans la pierre. Elle s'y engouffre, et aussitôt la lumière laisse place à l'obscurité.
Elle s'imagine tout à fait y tâtonner, ses bras frôlant les murs pour ne pas en perdre le contact rassurant. D'habitude, une servante lui sert de guide pour la mener vers la lumière. Mais cette fois, c'est seule qu'elle entre dans les ténèbres.
Le chemin se fait long. Elle a peur d'avoir raté une issue, de s'être perdue dans ce labyrinthe, un tombeau angoissant. Puis elle comprend que cette gêne dans la poitrine qui l'empêche de respirer vient de la parure royale qu'elle porte contre sa peau. Elle la sent contre ses premières côtes.
Alors, de manière tout à fait irréaliste, elle l'arrache. La douleur dans sa nuque est vive et délivrante. Le bijou tombe sur le sol en un fracas métallique.
Alors elle continue.
Tout y passe : son corset, qu'elle peine à défaire dans le noir, les épaisseurs de tissus qui coulent sur son corps comme un souffle de vent. Ses chaussures dont le talon lui est subitement insupportable. Sa coiffures frémit entre ses doigts, ses cheveux se libèrent sur ses épaules.
Puis il n'y a plus rien. Ses mains passent avec frénésie sur cette peau que le froid tend. Dans un frisson, de rage, elle sonde la courbe de ses hanches, les os de son cou, ses cuisses. Il n'y a plus rien.
Alors elle se laisse tomber dans l'amas de vêtements à ses pieds. Sous l'air glacé, son corps est brûlant. Elle se recroqueville comme un insecte à l'agonie, ouvre inutilement ses yeux, prend avec fureur des éclats de aspect royal tombé à terre, les jette au loin où ils tombent en résonnant.
Elle hurle, ni à la mort, ni à l'aide. Elle laisse ses poumons et son ventre s'ouvrir, se remplir, elle goutte la douleur aiguë qui racle sa gorge lorsqu'elle expire. Il lui semble que son être entier, nu et vulnérable, vibre comme une seule corde. Elle ferme enfin ses paupières. Sans différence.

Elle reprend conscience avec cette même douleur. Voire pire.
Le grand buffet qui s'ouvre devant ses yeux lui semble être une distraction absurde. D'un air éberlué, elle dévisage ces gens, qui boivent en riant, et engloutissent leur viande encore dégoulinante de sang. Leurs mains sont sales et grasses, leurs vêtements tâchés. Homme et femmes, ils parlent trop fort, en se tapant sur l'épaule. Certains en vienne en mains, l'esprit embué par l'alcool de mauvaise qualité macéré dans le sucre et les épices.

Elle se dit: 《Ça ne peut pas être la réalité.》

Elle est horrifiée. L'Humain lui semble affreux, animalesque. Elle contemple la scène, encore raidit par un souvenir qui n'a pas existé. Le souvenir d'un songe diurne.
Elle se sent soudainement lasse. Il lui semble que son corps se disloque et meurt peu à peu. Son souffle se fait court.
Ce corps glisse vers le sol, se détache de son esprit. Il lui semble que, lorsqu'il aura touché terre, son esprit, lui, se sera envolé.
Tout tourne autour d'elle. Les hommes, le vin. La chair cuite et sanguinolente, les fruits. Leurs rires tournent aussi, la hantent et la bousculent , la pousse un peu plus. Puis le ciel tourne aussi, ses nuages s'aggripent et réalisent des formes étranges.
Ses paupières tombe sur ses yeux révulsés. Contrairement à ce qu'elle avait pu imaginer dans sa fuite étrange, elle en sent la différence. La lumière du jour aveuglante s'éteint.

Avec délice.

Là où les reines vont tuerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant