L'hiver de Paris

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D'avaux, qui me vois tout transi,
Trouves-tu pas ce froid ici
Plus grand que celui de décembre,
Et qu'il fait meilleur dans ta chambre,
Le dos tourné devers le feu
Passer le temps à quelque jeu,
Rire et se provoquer à boire,
Que pour aller chercher la foire,
Passer, comme je fais souvent,
Sur le Pont-Neuf, le nez au vent?
L'air qu'on y respire est de glace :
On n'y peut marcher sans grimace,
Le manteau tout autour du cou,
Le nez caché, comme un filou
Qui guette, quand les jours sont troubles,
La laine au bout du Pont-aux-Doubles,
Les doigts dans les ongles gênés,
Et la roupie au bout du nez.
Cette froidure est bien étrange
Qui fait des roches de la fange,
Qui fend les massifs fondements
Des plus assurés bâtiments,
Et se raidit contre la Seine
Qui ne va plus qu'avecques peine ;
Tout se ressent de son effort,
Les bateaux sont cloués au port ;
La Samaritaine* enrhumée
N'a plus sa voix accoutumée ;
Sa cruche, sèche jusqu'au fond,
Ne verse plus d'eau sur le pont ;
Les moulins, sans changer de place,
Demeurent oisifs sur la glace,
Les crocheter demi-troublés
Rappellent à coups redoublés
Toutes leurs chaleurs naturelles,
Frappant des bras sous les aisselles ;
Les misérables porteurs d'eau
Tremblant en l'attente du seau,
Qui se remplit dans la fontaine,
Chauffent leurs mains à leur haleine ;
Les plus pénibles artisans
Partout chagrins et déplaisants,
Demeurent, avec leurs pratiques,
Les bras croisés dans les boutiques ;
Les pauvres, gelés et transis,
Contre la terre mal assis,
Aux lieux publics, d'une voix lente
Et d'une main sèche et tremblante,
Demandent l'aumône aux passants,
Mais le froid leur glace les sens [...]
Ceux que la pauvreté dispense
de se porter à la dépense,
De bonne heure se vont coucher
Parce que le bois est trop cher.
On voit la bourgeoise proprette
Avec sa petite soubrette
Qui trottent comme des souris
Dessus le pavé de Paris.
Les carrefours sont sans tripières,
Les sergents quittent leurs barrières,
Les femmes qui vendent du fruits
Au marché ne font plus de bruit.
Tout divertissement nous manque :
Tabarin** ne va plus en banque ;
L'Hôtel de Bourgogne*** est désert,
Chacun se tient clos et couvert :
Et moi, d'Avaux, j'en fais de même,
Car j'ai le visage si blême
Du froid que je viens d'endurer,
Que je suis contraint d'en pleurer,
Et bien que je sois à mon aise
Auprès de toi, devant la braise,
Pour te conter ces accidents,
J'ai peine à desserrer les dents.

                                            BOISROBERT
                                               1592-1662

* Samaritaine: Nom d'une pompe      hydraulique installée au niveau du Pont-Neuf à Paris.
**Tabarin: Célèbre charlatan de l'époque.
***Bourgogne: Théâtre.

L'histoire d'une vie bizarre.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant