Vingt-trois heures. Les mains gelées dans les poches, les yeux vers le gris des pavés irréguliers, ce croissant de lune pâle qui trône au dessus de ma tête. J'ai la gorge encore sèche à force d'avoir trop hurlé, les pieds qui me brûlent d'avoir sauté en me cognant à la foule. Un demi sourire se dessine sur mon visage endormi lorsque je repense à ces deux heures de folie, à la musique qui retentit dans la salle et dans les centaines de coeurs à côté de moi. Idriss presse sa main sur mon épaule après avoir écrasé sa cigarette contre le muret d'à côté, me sortant de mes pensées.
-On y va ?
Je hoche la tête machinalement et nous marchons côte à côte, dans le silence presque reposant de cette fin de soirée. J'ai l'impression de flotter tant je me sens bien, les quelques heures qui suivent un concert ont toujours eu cet effet sur moi. Le vent me glace le visage mais mon sourire ridicule reste intact, comme si cette dose de bonheur avait construit un mur entre le reste du monde et moi. Idriss presse le pas, impatient de retrouver la chaleur de sa voiture tandis que je marche lentement, profitant du calme et du vide des rues.
-Tu les connais ? je murmure en voyant deux femmes devant sa voiture.
-Euh non, j'crois pas, grogne-t-il en accélérant.
Arrivés à leur niveau, les deux filles se tournent vers nous. La blonde nous regarde, un sourcil arqué. L'autre se contente de resserrer les pans de son manteau contre sa poitrine.
-On peut faire quelque chose pour vous ? demande mon ami, d'un ton tout de suite plus doux devant la blonde et son décolleté.
Je manque de lever les yeux au ciel lorsqu'elle lui offre un petit sourire en coin.
-On a plus de batterie pour appeler un taxi et ta voiture semble être la seule garée à des kilomètres.
-J'peux vous prêter mon portable, si vous voulez, je propose en haussant les épaules.
Idriss me fusille du regard avant de le poser à nouveau vers la blonde.
-Ou alors, je peux te raccompagner. Et ta copine aussi.
Elle le gratifie d'un hochement de tête puis s'engouffre à l'avant de la voiture, sous mon regard agacé. Je fais volte face puis me décide à monter à l'arrière avec la petite brune qui n'a pas lâché un mot depuis le début. Alors que celle devant moi rit à gorge déployée face au numéro d'Idriss, je m'enfonce dans mon siège, un soupir traverse mes lèvres.
Après quelques minutes à observer les lumières défiler devant mes paupières alourdies à travers la fenêtre sale, je jette un regard vers la brune, sa main posée contre sa joue et une mèche qui tombe négligemment devant ses deux pupilles sombres. Elle a le regard vitreux, des cernes violettes et une fossette plus creusée que l'autre quand elle sourit aux blagues qui fusent. J'essaye tant bien que mal de lui trouver un prénom mais rien ne colle à ces yeux noirs et à ces boucles emmêlées qui tombent en cascade jusqu'à ses épaules courbées. Mélissa ? Sarah ? Peut-être Marion, j'sais pas.
Lorsque ses lèvres s'entrouvrent puis se referment subitement, j'ai presque envie de la secouer pour la faire parler. J'essaye d'imaginer le son de sa voix qui résonnerait dans la voiture, son rire peut-être atypique. Mais encore une fois, rien ne me vient. Elle regarde son amie parfois, une prénommée Célia au rire bien trop aigu pour être supportable. Je leur demanderai bien ce qu'elles font ici, dans une campagne au milieu de nulle part, avec leurs tenues qui crient qu'elles ne viennent pas d'ici. Au bout de quelques minutes à balayer mon regard sur la brune, elle finit par tourner la tête et m'adresser un sourire timide qui me donne moins envie de sortir de cette voiture. Ses pupilles détaillent mon visage fatigué et j'arrive pas à la lâcher des yeux. J'ai à peine le temps de me dire qu'elle est belle à mourir qu'elle baisse la tête vers ses chaussures vernies, sa crinière brune m'empêche de la voir mais je la devine sourire, peut-être même de toutes ses dents.
Sarah, peut-être.