Chapitre 1

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On dit souvent qu'il suffit d'une étincelle pour que tout explose. Mais on oublie trop souvent que cette même étincelle peut faire naître bien des choses, beaucoup plus douces qu'une explosion. Comme des rencontres qu'on ne saurait expliquer, fruit de deux regards croisés, de sourires, d'un rien. Il suffirait simplement de lever la tête, saisir ces instants si propices, pour cueillir ce fruit et le dévorer à pleines dents.

Mes amis se moquent souvent de moi, lorsque je leur raconte. Ils disent que je suis la seule à qui tout cela arrive, la seule à qui de parfaits inconnus parlent, et surtout, la seule qui leur réponde. Certaines m'affirment même que je suis inconsciente, qu'un jour ça pourrait être un type dangereux qui m'adresse la parole. Ça m'était déjà arrivé, après tout, de tomber sur des gens louches. Mais bon, je me sentirais juste incapable d'ignorer quelqu'un qui me parle, le juger sans savoir. Peut-être est-ce mon côté hippie, au fond ? Je n'ai jamais appris à me méfier de mes semblables. Je n'ai même pas la télé, et leurs journaux dégoulinants de paranoïa pour m'y aider. Et pourtant, je me sens plutôt bien, malgré tout ça. Juste à mener ma petite vie, sans me soucier des risques.

Insouciante, parfois même imprudente, c'est comme cela qu'on me qualifie. On m'a pourtant bien appris à ne pas parler aux inconnus, mais sans l'aléa de ces rencontres en pleine rue, que serait notre vie ? Celle des autres ne s'en retrouvaient peut-être pas affectée, mais la mienne, si. Ce ne serait plus qu'une routine sans fond, à jongler entre le lycée et les devoirs, entre une obligation et une autre. J'aime à croire que ma vie n'est pas faite que d'obligations, même si je me trompe peut-être. Alors, pour me bercer dans ces illusions, j'attrape chaque regard, chaque sourire, chaque rencontre possible. Et pour cela, il n'existe pas de meilleur endroit que ma gare.

Pourquoi « ma » gare ? Parce que c'est devenu un de mes endroits favoris. Lieu où tout commence pour moi, lieu où tout finit pour d'autres. Là où tous ces gens attendent un départ, un retour. Et, dans ces moments d'attente, pour une des rares fois de la vie, les gens ont le temps. Se regardent dans les yeux, acceptent de vous parler. Et, croyez-moi, vu mon physique, c'est plutôt rare. Une fille à dreadlocks, aux chemises de toutes les couleurs et aux sarouels toujours plus larges, c'est peu avenant. Presque, on m'évite dans la rue, on trouve des excuses lorsque je demande une simple cigarette. Enfin, je comprends. On pourrait même croire qu'il y a un peu de mauvaise volonté de ma part, ce qui n'est pas complètement faux.

Je descends donc le grand escalier de ma gare, comme chaque jour, matin et soir. J'ai environ une demi-heure, avant que mon train n'arrive. Ce sera bien assez. Et, à entendre les quelques notes sortant de la foule de voyageur, je pourrai même profiter un peu. Car il y a, au milieu de tout ce monde, un objet que j'apprécie particulièrement : un piano.

Une superbe idée, à mon avis, même si je ne sais pas du tout y jouer. Ou peut-être quelques morceaux, ceux qu'on apprend aux enfants. Qu'importe : si je n'en profite pas pour jouer, j'en profite pour écouter. Car il y a de bons pianistes, voir même, de très bons. J'en ai rencontré qui en jouaient depuis dix, vingt ans. Presque des virtuoses, qui jouaient pour tout le monde, le plus simple passant. N'est-ce pas génial ? Et, vu la mélodie qui sort actuellement de l'instrument, la personne assise devant le piano doit avoir du niveau. Je me fraye un passage parmi les personnes et les valises, jouant des épaules pour pouvoir passer : je préfère voir le morceau au plus près, admirer les mains virevoltant sur le clavier. Et aujourd'hui, les mains sont plus fines que d'ordinaire. Le musicien s'avère être une musicienne.

J'observe ce visage penché sur l'instrument, à moitié dissimulé par une large écharpe rouge. Des cheveux bouclés l'encadrent, châtains et coupés courts. De grosses lunettes, agrandissant ses yeux qui glissent d'une touche à l'autre. Et pourtant, à voir la vitesse folle à laquelle courent ses doigts, je me demande s'il y une quelconque utilité à ses mouvements de regard : le niveau était tel que j'aurais juré qu'elle connaissait par cœur chaque morceau, chaque note.

J'aurai pu rester là des heures si ses mains n'avaient pas ralenties. Le morceau est fini, et pourtant, c'est comme s'il venait à peine de commencer. Je relève mes mains, pour les réunir en applaudissements timides, mais enthousiastes. Je la sens surprise, lorsqu'elle lève ses yeux vers moi, redresse son menton pour me sourire. Une sourire franc, sincère. Et ô combien rendu.

Un piano à la gareOù les histoires vivent. Découvrez maintenant