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Après avoir quitté le Royaume des Ombres, Nephis reprit la route vers Darsagor. Il lui restait encore du chemin à parcourir. Heureusement Sheridan, malgré ses peurs, galopait plus vite. Leur course dura vingt-quatre kaspars et ils ne s'arrêtèrent que pour dormir et se nourrir. À l'approche du royaume tant désiré, l'appréhension de Nephis augmenta. Un large défilé apparaissait au loin, entre deux chaînes de montagnes. En posant son regard sur lui, le cœur de Nephis s'emballa. Il n'y avait aucun être vivant à l'horizon, personne pour l'aider en cas de besoin. Il était seul et bientôt, peut-être, il devrait faire face à des dragons dont il ne savait s'ils seraient accueillants ou hostiles. Il espérait seulement pouvoir leur parler avant d'être réduit en cendres. Il mit Sheridan au pas, lui caressant les flancs et lui parlant tout bas pour qu'il continue d'avancer.
Alors qu'il n'était plus qu'à cent vingt gars de ce couloir, un gigantesque dragon noir surgit à l'entrée. À son passage, des morceaux de roche se détachèrent et vinrent se fracasser à ses pieds. Sheridan hennit de peur et recula. Nephis descendit du cheval et tenta de le retenir avec les rennes mais Sheridan trop effrayé s'arracha des mains de son maître et s'enfuit. Nephis resta seul face au monstre qui approchait. Derrière lui, sortant un par un, les dragons s'aventuraient à l'extérieur de leur royaume, comme mus par une force attractive à laquelle ils ne pouvaient résister. Le spectacle qui se formait ainsi était en tout point pareil à ce que Nephis avait vu dans le miroir. Le dragon noir qui se présentait devant lui était une redoutable créature dont il émanait un pouvoir maléfique profondément destructeur.
Héritier des premiers temps de ce monde, il était le modèle parfait qu'Isbochet aurait aimé reproduire avec ses hybrides. Ses écailles foncées s'emboîtaient à la perfection pour lui constituer une armure naturelle plus dure que l'acier mais d'une souplesse remarquable, s'articulant si parfaitement qu'elle donnait l'effet d'un corps svelte. Sa noirceur brillante lui donnait presque une apparence de beauté. La bête était fuselée de pied en cap, la tête et le torse étaient anguleux. Ses yeux rouges tranchaient avec le noir de la cuirasse. Deux longues cornes prenaient naissance à la base du museau et lui barraient le front avant de s'élever perpendiculairement et de se rejoindre presque au-dessus de la tête. Des éperons aiguisés se dressaient le long du dos, derrière des pavillons ressemblant de loin à des oreilles, sur le crâne et de chaque côté sur les épaules.
Nephis ferma les yeux et serra le talisman de Tam. Le cylindre d'onyx chauffa dans sa main et l'amulette se mit à parler.
«À l'intérieur du cylindre, dit-elle, il y a une minuscule amphore scellée. Elle préserve un très vieux philtre. Tu dois en boire quelques gouttes avant de te battre contre ce despote. Cela te donnera des pouvoirs supérieurs à ceux de tous les dragons existants.
- Je crois qu'aucun pouvoir ni aucun philtre ne viendra à bout de ce dragon noir, Amulette, il est mille fois plus effrayant qu'Ophis. Je ne sais pas comment le combattre même avec toutes les forces du monde.
- Il faut avoir confiance en toi. Bois et tu sauras ce dont tu es capable. Regarde les dragons là-bas, ils t'attendent, ils ont mis tous leurs espoirs en toi. Tu ne peux les décevoir. Le dragon noir tire son énergie de ta propre peur. Sa puissance psychique est aussi forte que celle du Dragon d'Or.
- Si seulement il pouvait être là, lui aussi. Je n'ai même pas commencé mon apprentissage de guerrier. Comment pourrai-je jamais abattre ce monstre, moi, Nephis, un simple Nephilim ?
- À partir de maintenant, tu n'es plus Nephis mais Liam !
- Liam ? N'est-ce pas le nom écrit sur ce cylindre et qui veut dire un peuple pour moi ?
- En effet, c'est ce qui est écrit, en langue dragon.
- N'était-il pas destiné à mon grand-père, Tam ?
- Plusieurs Nephilim l'ont porté avant lui mais ils n'acceptaient pas l'idée qu'un royaume de dragons puisse exister. Dans les temps anciens, les dragons vivaient partout. Aucun n'y a cru ni ne l'a cherché, sauf toi. Ce philtre t'est donc destiné, tout comme ce peuple, ce sont les Darsagons. Tu es l'homme qui les délivrera de celui qui les tyrannise, les mutile et les détruit selon son humeur. Il ne répand que souffrance et mort. Tu ne peux plus échapper à ton destin : tu ne peux que mourir ou vaincre ! »
Nephis se dépêcha d'avaler tout le liquide que l'amphore contenait, et non quelques gouttes comme l'Amulette le lui avait conseillé. Il avait un goût suranné exécrable. Il sentit une force inconnue se répandre dans tous ses membres, une force invincible qui lui chauffa le sang. Entre-temps, le dragon noir s'était approché et ses flammes étaient presque sur Nephis. Ce dernier enleva alors l'amulette de son cou et la tendit devant le monstre, mais en faisant cela, tous les dragons qui s'étaient retranchés derrière lui la voyaient également. Nephis leur cria alors de toutes ses forces : « Liam !... Je suis Liam !... » . Les Darsagons s'avancèrent timidement mais le dragon noir se mit aussitôt à ricaner et lui dit en langue de dragon :
« Tu ne me fais pas peur, petit homme de rien du tout. Ton nom m'importe peu. Tu n'auras ici aucune gloire ni aucune postérité. Je vais te tuer et je resterai le seul maître de Darsagor pour l'éternité. Sache avant de mourir que je suis Nigellus, le plus puissant des dragons noirs. Ah ah ah ! » Et il s'esclaffa de plus belle.
Il cracha un long jet flamboyant qui brûla tout le sol situé juste devant lui. Nephis se sentit alors bien faible malgré la potion qu'il avait bue. Il remit l'amulette autour de son cou. Un second jaillissement incendiaire vint droit sur le Nephilim. Face à une telle puissance de destruction, son bouclier et son épée étaient des armes bien frêles. Il les avait pourtant obtenues à la deuxième fontaine, celle qui avait donné Enlil, et elles étaient d'une facture exceptionnelle. Il s'abrita derrière l'écu qui le protégea entièrement des flammes, les dispersa et les renvoya vers la bête. Puis il courut le plus vite qu'il put vers ce maudit animal en brandissant son épée, espérant le toucher avant qu'une nouvelle rafale ardente ne l'atteigne. Le monstre qui avait reculé devant le retour de son propre feu s'apprêta à souffler une ultime flambée qui le consumerait sans laisser aucune trace. Il ne pouvait espérer un secours quelconque. Les dragons qui attendaient près des rochers ne l'aideraient pas. Ils étaient sous la contrainte de ce tyran depuis trop longtemps, ils regardaient mais ils ne viendraient pas, le risque était trop grand. Il crut voir cependant, en leur jetant un dernier regard, certains dragons, les plus corpulents, bouger et faire mine d'approcher. L'amulette s'était tue.
Nephis baissa la tête, résigné, puis il se redressa et leva son bouclier d'une main et son épée de l'autre, en se demandant combien de temps encore il allait tenir. Il savait bien qu'il était stupide de croire qu'il pourrait vaincre un dragon noir. Celui-ci était bien plus impressionnant que dans sa vision où le monstre venait pour le dévorer. Mais même avec une troupe d'hommes à ses côtés, ils n'auraient pu faire grand-chose. Il s'attendait à être brûlé vif d'un instant à l'autre et ferma les yeux. Il entendit alors un énorme bruit de claquement d'ailes. Le dragon noir s'avançait pour mieux le consumer. Nephis rouvrit les yeux et vit que Nigellus s'était dangereusement rapproché. Il serra très fort ses paupières et se jura qu'il ne crierait pas.
Un énorme jet de flammes le brûla d'un seul coup de la tête aux pieds.Bizarrement, ce fut d'abord par l'arrière qu'il sentit l'immense chaleur le recouvrir. Il se rappela alors ce qu'Ophis avait dit, que les prophéties ne se réalisaient pas toujours. Son plus grand regret était l'immense déception qu'allait causer son échec aussi bien à Darsagor qu'à Tinnine. Il avait échoué.Il pensa à sa famille, à ses amis et à Ophis, puis il perdit connaissance dans une douleur infinie. Il mourait.
