2. Ombre

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Ils quittaient Paris - encore. Un sourire amer étira les lèvres de Charles. Quand pourraient-ils enfin cesser de fuir ?

Ils étaient montés dans le dernier train, clandestinement. Le compartiment transportait des marchandises en direction du sud de la France. Si l'ancien Mercenaire avait un instant songé à gagner l'Angleterre, il s'était vite rendu compte que Victoire, elle, n'avait pas la moindre envie de traverser à nouveau la mer.

Après une discussion aussi rapide que houleuse sur les quais, Charles s'était laissé convaincre. Il ne voulait, après tout, que le bonheur de la jeune femme. Au vu de l'état de traumatisme dans lequel elle vivait encore, être confrontée à Londres était au-dessus de ses forces. Et bien que son instinct lui hurlait de quitter la France, il s'était résigné.

Leur attaquant, qui qu'il soit, avait été semé par leur course folle, mais cela ne semblait pas rassurer Victoire, qui se rongeait les ongles jusqu'au sang, encore tremblante. L'image de la tâche sanglante imbibant le sol lui revenait sans cesse en mémoire. Et alors que le train l'éloignait de Paris, une intense vague de culpabilité s'écrasait peu à peu sur ses épaules.

Au milieu des soubresauts du train, Charles s'approcha d'elle. Elle leva un regard humide et empli de désespoir vers lui, que la pénombre dissimula à sa vue. Doucement, comme pour endiguer cette angoisse qui montait en elle, elle l'embrassa, avant de se blottir contre lui.

Il la laissa faire, sans bouger, sans même lui rendre son baiser.

— Ça ne te fais rien ? chuchota-t-elle au bout d'une éternité.

— Quoi donc ?

— Mon père vient d'être enlevé. Tu as failli être tué tout à l'heure. Nous sommes en train de fuir. Et tu n'as même pas l'air, ne serait-ce qu'un minimum, préoccupé par la situation !

— Je suis concentré, Victoire, c'est différent. J'essaie de maintenir mes émotions à distance.

Comme si cette simple phrase avait suffit à ouvrir les digues de son chagrin, des larmes brûlantes vinrent rouler sur les joues de Victoire secouée de sanglots. Il la tint dans ses bras jusqu'à ce qu'elle s'endorme, épuisée.

Dans la pénombre, il caressa la peau de la jeune femme, écartant une mèche de cheveux trempée qui barrait son visage.

Il veilla sur son sommeil, écoutant sa respiration. De temps à autre, sa main se perdait dans sa chevelure, descendait le long de sa joue.

Elle était de nouveau en danger, et il se jura de tout faire pour la protéger. Durant ces derniers mois, Victoire avait été son unique raison d'être. Et s'il devait donner sa vie pour sauver la sienne, il n'hésiterait pas une seule seconde. Voilà longtemps qu'il n'était plus effrayé par la perspective de mourir.

Il n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé lorsque le train commença à ralentir.

Il réveilla la jeune femme, et, le plus discrètement possible, ils descendirent du train arrêté en gare d'Orléans. La locomotive crachait d'épais panaches de vapeur dans la lueur blafarde des quais, se fondant dans la foule de machinistes et de main d'oeuvre occupée à décharger la cargaison.

Une fois sortis de la gare, Victoire fixa un instant Charles. Maintenant qu'elle l'observait à la lumière, elle pouvait déceler cette tension nichée dans son corps, cette lueur étrange, presque fiévreuse, qui brillait au fond de ses yeux.

Elle se hissa vers lui pour cueillir un baiser sur ses lèvres, mais il s'écarta.

— Pas maintenant.

Un voile assombrit un instant son regard, mais il lui saisit d'autorité la main pour l'entraîner dans son sillage.

***

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