La poignée n'a pas encore fini de tourner que déjà quatre oreilles curieuses sont collées à la porte. Agenouillés dans des positions aussi incongrues qu'inconfortables, nous cherchons à capter le plus d'informations possible concernant cette mystérieuse entrevue qui a interrompu notre cours. Les exercices que le professeur a donnés avant de quitter la pièce sont bien vite oubliés, même par Naël, la plus assidue d'entre nous.
Je change lentement de place tout en essayant de faire le moins de bruit possible. Un muscle, dont j'ignorais jusqu'à l'existence quelques secondes auparavant, me fait souffrir le martyr. J'imagine que devoir supporter une partie du poids de Koy en plus du mien ne fait pas du bien à mes frêles jambes. Malheureusement, dans ce silence de plomb, le moindre son ressemble au piétinement d'un éléphant surexcité. Alors le bruissement de mes vêtements en toile vert pomme ... C'est un véritable troupeau !
- T'arrêtes de gigoter Eena ? siffle aussitôt le jeune homme.
Il a parlé juste assez fort pour que je l'entende et pourtant, son ton retranscrit toute la frustration qu'il a à ne rien entendre.
Je m'immobilise et réplique :
- Alors ne t'appuie pas sur moi comme ça !
Je l'entends distinctement jurer dans sa barbe et le sens se redresser légèrement, me libérant de l'inconfort.
Comment se fait-il que lui parvienne à ne faire aucun bruit en bougeant alors qu'il porte les mêmes vêtements que moi ? Je devine que ce sont ses nombreuses escapades hors de l'enceinte du château qui portent leurs fruits. Avant, je l'accompagnais volontiers. Maintenant, je vais lire avec Georgys et Naël ou arpente sagement les couloirs de la bâtisse.
Tandis que la bataille presque silencieuse s'est achevée et que les esprits en conflits s'apaisent, Georgys décide de s'en mêler :
- Vous n'avez pas bientôt fini ?
Je lève les yeux au ciel et réponds d'un magistral "chut" en parfaite synchronisation avec Koy. Ce sont exactement ces petits moments de complicité que j'adore et qui me manquent bien que je n'oserai jamais l'admettre devant lui.
La conversation à l'extérieure se termine et l'écho de quelques pas feutrés à moitié assourdis par la porte épaisse nous font reculer immédiatement mais trop tard. Le maître tourne déjà la poignée et pénètre dans la salle, croisant ainsi nos regards hébétés. La sentence n'est pas bien longue à tomber :
- Vous êtes libres jusqu'à l'heure du diner. Usez de ce temps à bon escient.
Sur ce conseil de sage, la porte se ferme à nouveau sans que nous n'ayons le temps de voir le visage du garde. Si nous connaissons son nom, nous pourrons aller lui soutirer des informations en échange de quelques pains chauds habilement dérobés aux cuisines.
Pantoise, je ne dis rien. Je suis bien trop étonnée par le fait qu'il n'ait fait aucune remarque sur nous, espionnant une conversation privée qui avait surement attrait aux affaires de l'Etat. Ce peut-il qu'il s'y attendait ? Il est vrai que dans quelques semaines, tout cela sera de notre ressort mais quand bien même...
Je suis sortie de mes réflexions par une ombre qui me passe sous les yeux. Koy se dirige vers la porte à double battant. Il a déjà la main sur la poignée lorsque Naël l'interpelle :
- Attends ! dit-elle de sa voix fluette mais autoritaire.
Elle se tourne vers le reste d'entre nous et poursuit :
- Vous ne pensez pas qu'on devrait s'essayer à l'exercice qu'il nous a donné ? demande-t-elle mine de rien.
Alors qu'elle parle, elle ne peut s'empêcher de faire des gestes amples avec ses mains, restes des quelques leçons sur les discours au peuple.
En petite fille sage qu'elle est, sa proposition ne m'étonne pas. Pas plus que le geste de Georgys qui hoche déjà la tête en signe d'approbation. Koy a lâché la poignée mais ne s'éloigne pas pour autant de la porte. Il hésite. Bien qu'il soit de nature solitaire, il ne m'a jamais semblé apprécier la solitude.
Je sors de mon immobilité pour m'approcher de la fenêtre. Notre second soleil s'est couché il y a quelques minutes déjà, le maître était encore en pleine discussion dans le couloir. Le ciel est d'une encre aussi noire que les murs de la pièce tandis que de délicats points lumineux se dévoilent à leur tour dans l'éther. L'obscurité de la nuit me rend la tâche plus facile. Sans lumière pour me distraire, je trouve assez facilement le point de chaleur principale du château : les cuisines. Et à en juger par la sensation de chaud qui me frappe lorsque mon regard pointe dans cette direction, le repas est encore en préparation.
J'en informe les autres sans préciser d'où me vient cette information :
- Le souper n'est pas encore prêt, déclaré-je sans quitter des yeux le paysage extérieur.
La réaction est immédiate. Koy se détourne de la porte puisque je lui ai donné un prétexte suffisant et s'approche pour reprendre sa place sur l'un des quatre coussins pourpres.
Dehors, la ville a l'air de tout juste se réveiller. Les torches ornant les rues sont allumées méthodiquement par la voirie tandis les fenêtres des maisons s'éclairent du feu oscillant d'une cheminée ou d'une bougie. Les contours des bâtiments sont indiscernables dans la nuit, rendant le spectacle de ces centaines de flammes d'autant plus magnifique.
- Qu'est-ce que vous attendez ? s'impatiente-t-il alors qu'il y a encore un instant, il était sur le point de nous quitter.
Naël et Georgys soupirent en chœur pendant que j'imite Koy et m'installe pour la première partie de l'exercice : déterminer la température à l'intérieur de notre salle de cours. J'encourage d'un sourire mes deux amis, tout à coup réticents. Ils finissent par s'asseoir auprès de nous.
Tous ferment les yeux et je suis la tendance, non sans d'abord me mettre en tailleur. Etant donné que ce dont je cherche à évoluer la température est proche, pas comme la cuisine tout à l'heure, ce n'est pas mes yeux que j'écoute mais ma peau. Chaque centimètre carré se trouvant à l'air libre envoient des signaux à mon cerveau qui les traite sans plus attendre. Si mes cellules ont cette capacité, c'est parce que la magie coule dans mon organisme. Elle est ce petit plus qui coule dans mes veines, parcoure mon système nerveux, anime mon corps.
Un léger sourire se dessine sur mes lèvres alors que la réponse m'apparait comme par enchantement. Dix-huit degrés. Tout aussi excitée que moi, Naël propose :
- On dit notre réponse à trois. Un. Deux. Trois. Dix-sept, enchaîne-t-elle sans nous donner plus de temps.
- 20, répond Koy.
- 14, s'exclame Georgys.
- 15, dis-je précipitamment.
Pourquoi je n'ai pas donné la vraie réponse ? Parce que Naël est celle qui a de l'affinité avec le feu et j'ai l'étrange impression qu'elle devrait être la seule.
Les deux autres petits exercices se déroulent similairement. Pour le souffle, nous nous mettons par paire, les filles d'un côté, les garçons de l'autre. Pour l'air extérieur, nous entrouvrons une fenêtre. Dans les deux cas, Naël s'impatiente et fait le décompte.
Notre labeur fini, nous réarrangeons les coussins sous le tableau à craie, utilisé tellement rarement qu'on se demande parfois pourquoi il est là. Puis, nous quittons la salle et Naël reprend la conversation où elle en était :
- Pour vérifier nos réponses, on pourrait les donner à Maître Rhan après le repas. Tout le monde se souvient des siennes ? demande-t-elle, toujours pleine d'énergie.
-Oui, ne t'inquiète pas, réponds-je aussitôt sur un ton rassurant.
Elle reprend si soudainement un air sérieux que j'en reste pantoise quelques instants.
- De quoi pensez-vous qu'ils parlaient dans le couloir ? s'hasarde-t-elle.
- Je ne sais pas. Tout ce que j'ai pu entendre c'est « conseil » et « cérémonie », dit-Koy en lançant un regard accusateur vers moi. Comme si c'était de ma faute s'il n'avait pas pu entendre un mot de plus ! Je réplique aussitôt, piquée au vif par son accusation :
- On verra bien s'ils font une annonce.
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L'élue d'Ymran
FantasyUne ancienne prophétie qui annonce la fin du monde tel que nous le connaissons est sur le point de se réaliser. Du moins, c'est ce que pensent les quatre Maîtres élémentaires. Ont-ils raison ? Est-elle l'élue qu'ils redoutent depuis tant d'années...