Rien ne sert de courir

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Rien ne sert de courir, il faut partir à point, dit le proverbe. J'ai toujours pensé qu'il disait vrai, et que seuls les écervelés et les gens sans expérience ne l'appliquaient pas. Enfin, c'est ce que j'ai cru jusqu'à ce qu'un incident me rappelle, l'été dernier, la sagesse du dicton à tout âge. Depuis le décès de ma femme, il y a huit ans, j'ai pris l'habitude d'aller lire dans le jardin des statues d'une galerie d'art près de chez moi. Je m'asseois toujours sur le même banc, en bordure du sentier, et je lis mon journal en paix. En juillet dernier, une femme a, elle aussi, pris l'habitude de venir lire sur ce banc.
Au fil des jours, et bien que nous ne nous parlions pas, j'ai commencé à avoir l'impression qu'elle venait là pour me voir. Je me suis mis à penser à elle différemment... Je me suis rendu compte que je m'arrangeais pour être au parc exactement à la même heure chaque jour. De juillet à la fin août, je n'ai pas manqué un seul « rendez-vous ». Elle non plus. À force de penser à elle presque continuellement, je me suis dit que je devrais l'inviter à sortir. Bien du temps s'était écoulé depuis la dernière fois où j'avais fait ce genre d'invitation - environ une cinquantaine d'années - et j'ai eu un peu de difficulté à trouver mon courage. Près de chez moi, il y a un endroit où, une fois par mois, on peut danser au son d'un orchestre. J'ai été assez bon danseur déjà et j'ai décidé d'inviter la dame à venir danser le samedi suivant. Mais je n'arrivais pas à lui demander. Nous étions déjà vendredi et je n'avais toujours pas trouvé une façon satisfaisante d'entamer la conversation. J'étais dans tous mes états et pour me changer les idées, j'ai décidé de tondre le gazon, de nettoyer la cuisine et de balayer le garage. J'ai tellement bien réussi à me distraire que quand j'ai finalement levé l'œil vers l'horloge, j'avais déjà une heure de retard! Pourvu qu'elle ne soit pas partie! Je suis sorti de la maison comme une flèche, oubliant mon portefeuille, mes verres fumés, mon appareil auditif et mon journal sur la table du hall d'entrée. J'ai fait presque tout le trajet au pas de course, priant pour qu'elle soit encore dans le jardin à mon arrivée.

Je suis généralement en assez bonne forme physique mais il y avait belle lurette que je n'avais pas fourni un tel effort. Sans compter que le soleil plombait et qu'il faisait une chaleur écrasante. J'étais épuisé en arrivant au jardin. En fait, j'étais réellement mal en point. Heureusement (ou plutôt, malheureu-sement), ma compagne de lecture n'était pas encore partie. Je me suis écrasé sur notre banc à bout de souffle. Je n'avais pas encore découvert la règle d'or de la vieillesse : demeurer actif, certes, mais le faire de façon mesurée. J'étais complètement épuisé.
La dame s'est penchée vers moi, sans doute pour me demander si j'allais bien, mais je n'ai rien entendu : mon appareil auditif était à la maison, avec mes lunettes de soleil et mon argent! J'ai marmonné que ça allait et, pour éviter qu'elle ne découvre que je n'entendais pas, j'ai été plutôt brusque, comme si je voulais qu'elle me laisse seul. Et c'est seul, en effet, que j'ai passé la soirée du samedi suivant. Le rendez-vous romantique dont je rêvais était remis à une autre fois.

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