Stop ? Eject !

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Métro, charclo, dodo.

Chapitre huit : « Stop ? Eject ! »

Nous aussi, à notre façon, nous étions des Invisibles. Et si la société pouvait disposer d'antibiotiques, ce serait pour se soigner de ses clochards. De ses clochards avant tout, de ses clochards avant ses voleurs, ses escrocs, ses criminels. Car même un maniaque sexuel consomme, et mieux, consomme des biens et des services spécifiquement conçus pour lui. De ce fait, même le pédophile crée de la richesse, et devient ainsi utile à l'ensemble, malgré tout le mal qu'il peut faire à tel ou tel individu.

Nous, on ne fait de mal à personne ; Mais c'est le groupe entier qui souffre de notre présence. On ne consomme pas (ou si peu), on ne crée pas de richesses, on nuit à la productivité globale, on coûte de l'argent aux contribuables. C'est la masse entière qui doit supporter notre existence, « le bruit et l'odeur » qu'on dégage.

Les commerçants s'allient pour qu'on quitte le voisinage de leurs échoppes, les habitants signent des pétitions lorsqu'un centre d'aide ou d'hébergement ouvre près de chez eux, les piétons changent de trottoir, les maires nous expulsent pour ne pas nuire au tourisme. Oui, tout comme mes Invisibles à moi rongent mon corps, mon foie, mes poumons, nous, les SDF, sommes les Invisibles de cette société : on nous considère comme des nuisibles, saouls, puants, violents. Et paradoxe extrême, on devient invisible par la façon dont on nous regarde. Car on nous regarde pour ne pas nous voir.

Bactérie imaginaire ou allégorie populaire du clochard, que l'Invisible rôde dans mes artères ou dans celles de la Capitale, dans les deux cas, c'est la même chose : deux illusions qui n'existent nulle part ailleurs que dans l'esprit malade de celui qui y croit. Deux fantasmes morbides. Deux exemples semblables d'auto persuasion psychotique. Sauf qu'il n'existe pas de psychiatre pour soigner l'inconscient, lorsqu'il est collectif.

Moi aujourd'hui, les sdf, je les vois, je les reconnais, je les détecte. C'est plus compliqué qu'il n'y parait, mais regarder les gens, c'est presque ce qui occupe toutes mes journées. Alors je deviens doué. Et je peux vous assurer que cette figure fantasmagorique du clodo ivrogne et crasseux, inchangée dans notre imaginaire depuis plus de quarante ans, colle bien peu à la réalité. Deux tiers des sdf par exemple occupent une activité salariée, y compris chez ceux qui sont dans cette situation depuis des années.

Anecdote amusante, c'est en suivant les mieux habillés d'entre eux, pour savoir s'il « en étaient » ou pas, pour vérifier la justesse de mes intuitions, que j'ai découvert les douches publiques, les points de distribution des restos du cœur, l'adresse de certaines associations.

En sus de cette image faussée, on peut aisément constater à quel point est répandue cette opinion, unanimement reconnue, nous assimilant à des bons à rien n'ayant aucune place dans la société, une simple charge sans fonction, un poids, une gène, dénué de tout rôle social à jouer. De tous les mensonges largement inscrits aux seins du bon sens et des croyances populaires, je crois que c'est le plus gros, le plus gigantesque. Le plus faux.

A quoi servons-nous ? Mais nous sommes là pour vous faire peur. Nous sommes là pour vous rappeler, jour après jour, ce qui vous arrivera si vous ne suivez pas les rails, si vous ne restez pas dans le droit chemin, si vous voulez jouer à l'original.

Vous pouvez vous défouler autant que vous le voulez si les congés payés et la télévision ne vous suffisent plus, vous pouvez vous enivrer toutes les nuits et profiter de la libération sexuelle nouvellement acquise, danser en boite ou dans une rave en plein champ, vous droguer discrètement, tant que vous restez productifs. Vous pouvez protester, aussi fort que vous le voulez, et si possible en achetant la musique et les vêtements qui vont avec. Vous êtes libres, relativement libres, mais libres dans un système défini. Ne vous avisez pas d'en sortir, sinon voila comment vous finirez.

Le seul droit que vous n'avez pas est celui d'arrêter de faire tourner la machine. Stop ? Eject ! Travaillez et consommez. Travaillez et consommez, même si vous ne profitez que d'une part ridiculement infime des richesses ainsi créées, et on vous laissera alors tout loisir de croire que vous sortez de l'ordinaire, que vous êtes extérieur au troupeau.

Car ne vous illusionnez pas : la norme, probablement la plus belle invention du capitalisme, ne sert qu'à ça : rendre tout le monde heureux. Ceux qui la suivent se sentent rassurés, rassurés d'être quelqu'un de bien, de convenable, sans reproche, comme tout le monde. Ceux qui la refusent se sentent fiers, supérieurs, indépendants, ouverts et intelligents. La norme engendre le bonheur de tous, et spécialement de ceux qui s'en écartent. Tout cela est froidement prévu, maîtrisé, encadré par la mécanique bien huilée de ce capitalisme sauvage qui s'adapte sans état d'âme, à une vitesse stupéfiante, à toutes les déviances que nous sommes capables d'imaginer, leurs proposant du même coup produits et techniques de marketing adaptés, créant ainsi de nouveaux flux financiers, de nouvelles offres et de nouvelles demandes, de nouveaux marchés, et par la même un accroissement des bénéfices globaux générés par notre économie.

Oui, tout est possible, nous sommes bel et bien libres. Mais libres dans. Comme un animal qui serait enfermé dans une cage de plusieurs dizaines de kilomètres carré.

Je n'ai rien contre le capitalisme en tant que tel, il a sûrement été le moteur de bien des progrès. Que je sache, il reste le moins pire de tous les systèmes que l'humain ait put expérimenter. Mais ce qu'on ne voit pas, peut-être faute d'avoir le temps de réfléchir, ou peut-être parce qu'on choisit d'être aveugle, c'est que nous vivons dans un monde devenu si absurde que c'est désormais l'homme qui est au service de ce système, au lieu d'avoir un système au service de l'homme...

Ah, oubliez ça, l'ignorance sera toujours l'ultime et la meilleure gardienne de notre bien-être. Vivez, vibrez, dansez, buvez, hurlez, baisez, tombez amoureux même, si tout cela peut encore vous divertir. Mais surtout, surtout, ne vous arrêtez jamais. Sinon, vous tomberez aussi bas que moi : Voila à quoi sert le clochard. C'est le garde-fou ultime de notre organisation sociale. Celui qui, par la peur, empêche les gens usés, fatigués, las ou trop lucides d'abandonner leur rôle au sein de la fourmilière. Quelle ironie. Me voilà clochard, et c'est la première fois de ma vie que je me sens véritablement utile à quelque chose...

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