• SIX •

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J'avais passé l'après-midi à éviter Art. À moins que ce ne soit lui, je ne sais pas. Nous n'étions pas dans les mêmes cours après le déjeuner, et même si je ne le connaissais que depuis la veille, son absence me pesait. Cela ne faisait pas longtemps que nous nous connaissions, mais son côté rieur et charmeur était venu à bout de mes réticences sur le fait d'avoir un ami.

    En l'occurrence, l'idée d'avoir un ami me manquait.

    L'asphalte rutilant était brûlant, et l'astre luminescent m'enflammait les yeux. Lunettes de soleil sur le nez pour me protéger les rétines, je me hâtai de rejoindre ma voiture, seule touche de bonheur dans un labyrinthe de métal.

    Le seul avantage d'être garée à l'extrémité du parking était les arbres providentiels dont les rébus de la société pouvaient profiter. On évitait ainsi d'être brûlé vivant. Tout le monde ne bénéficiait pas du bonheur d'avoir une clim, et je ne faisais pas partie de ces heureux chanceux.

    La poisse !

    Une fois mon bébé tellement vieux que je ne me souvenais plus de l'année d'origine atteint, le soulagement m'envahit. J'allais rentrer chez moi et me préparer pour aller travailler ce soir. J'avais besoin de me changer les idées, et je n'avais pas trouvé mieux.

    Alors que j'ouvris la portière, une main me coupa dans mon élan et la referma en claquant. Le bruit résonna quelques instants, et je lâchai une exclamation soulagée en me rendant compte que ce n'était que la main d'Art.

    Derrière moi, il m'encerclait et je ne pouvais pas bouger. Mes cheveux se couvrirent d'électricité statique, et je me demandai ce qu'il fichait.

    – Art ? chuchotai-je.

    Ses mains disparurent de mon champ de vision et il recula, me laissant de nouveau libre de mes mouvements. Aussitôt, je me retournai. Penché en avant, il me surplombait de toute sa hauteur. Mesurer un mètre soixante n'était pas toujours avantageux, surtout quand on voulait avoir une conversation avec une personne beaucoup plus grande que soit. Du genre à nous donner un torticolis.

    Art fourra ses mains dans ses poches et baissa la tête pour plonger ses yeux verts dans les miens. Je n'avais jamais vu un regard aussi profond, une couleur aussi pure. C'en était saisissant – pas autant que pour Monsieur Yeux de Glace, mais d'une manière différente.

    – Je suis venu m'excuser pour tout à l'heure.

    Ses chaussures semblèrent devenir soudainement très intéressantes, puisqu'il détourna le regard pour le fixer sur ses pieds. Je ne savais pas ce qui le mettait dans cet état, mais j'espérai que ce n'était pas moi.

    Je le sentais, j'allais culpabiliser. Je détestais culpabiliser. Je le détestais lui. Intérieurement, je secouai la tête. Je ne pouvais pas le haïr.

    Un sentiment de solitude me rongeait depuis tellement longtemps que je ne le supportais plus. Je poussai un soupir las. J'allais tout faire pour qu'on arrive à s'entendre.

    – Moi aussi, je suis désolée.

    Ces paroles furent dures à prononcer mais libératrices. Un immense sourire éclaira son visage et je me surpris à faire de même.

    – Tu m'expliqueras ? le questionnai-je.

    Un clin d'œil.

    – Un jour, peut-être. Pas maintenant.

    – Jamais maintenant, pas vrai ?

    – Toute cette histoire est bien trop compliquée pour que je puisse te l'expliquer maintenant, Days. Mais peut-être qu'un jour je pourrai te l'expliquer sans que tu ne m'en veuilles trop.

    Un éclat triste émergea dans ses prunelles, et mon sourire s'évanouit. Je ne savais pas ce que cela signifiait, ni même si j'avais envie de le savoir.

    – Retiens seulement que quelque chose de gros se prépare, et que ça va être moche.

    Mes sourcils se froncèrent d'eux-même. De quoi me parlait-il ?

    – Tu dois me prendre pour un cinglé, mais d'après ce que j'ai entendu aujourd'hui, ce serait plutôt toi la folle de l'histoire – ses lèvres s'étirèrent brièvement, avant de reprendre l'expression sérieuse qu'elles avaient quelques secondes plus tôt –. Je peux seulement te jurer que tu comprendras tout bientôt.

    Un silence.

    – Quand j'aurai le droit de tout t'expliquer.

    Un second silence. Je ne dis rien, je souhaitai le laisser continuer, voir jusqu'où il irait. Visiblement, il s'attendait à ce que je prenne la parole puisqu'au bout de quelques instants, un souffle abattu aussi long que la fin du monde sortit de sa poitrine.

    – Tu vois, Days, je t'aime bien, tu me fais rire, et j'ai vraiment envie que l'on devienne ami. Mais si tu le veux toi aussi, il faut te mettre dans la tête que je ne pourrai pas tout te dire, sous peine de te mentir. Et toi comme moi ne voulons pas de mensonge dans une amitié, n'est-ce pas ?

    Je ne reconnaissais plus l'Art de la veille – celui-ci avait laissé place à un Art que je rencontrai pour la première fois, sérieux, sage, presque trop pour son âge.

    Pour seule réponse à sa tirade, je hochai la tête. Je préférais qu'il ne me dise rien plutôt qu'il me mente. Si pour avoir un ami je devais faire des concessions, j'en ferais.

    Malgré tout, j'avais besoin de savoir : les connaissait-il réellement ?

    – Mais tu les connais, pas vrai ?

    Son regard perspicace fouilla au fond de moi.

    – Oui, mais ça ne veut pas dire que je les apprécie pour autant.

    Il avait dû lire en moi que j'avais besoin de cette réponse, sinon il n'y aurait jamais répondu, je le savais. Je décidai de m'en contenter. J'irais lui tirer les vers du nez plus tard, quand j'aurais l'énergie nécessaire pour le faire.

    Pour le moment, j'avais besoin de me changer les idées, et rien de mieux pour ça que d'aller boire un thé glacé devant la télé, avant d'avoir à aller travailler.

    J'ouvris résolument la portière de mon vieux tacot tout en tournant mon regard vers Art.

    – Je travaille ce soir, mais si tu as envie, on pourra se faire un truc un de ces quatre. Amis ?

    Enfin il délaissa son air nerveux pour laisser place à une bonne humeur presque tangible. Était-il lunatique ? Je ne voyais pas d'autre explication à ses brusques changements d'humeur.

    – Amis. Allez, à plus petite Days !

    Prenant mon sac, je tentai de lui jeter à la figure. Non mais oh ! Pour qui se prenait-il ?

    – Je ne suis pas petite !

    – C'est ça, princesse ! À demain !

    Art évita mon projectile de fortune et s'enfuit en riant. Ses bruits de pas résonnèrent et un gloussement silencieux comprima ma poitrine.

    Je ramassai mes affaires, pris place derrière mon volant et tentai de démarrer ma voiture. Je fermai les yeux et adressai une prière silencieuse au dieu des vieilles voitures. Démarre mon bébé, démarre ! Ce n'est pas un peu de chaleur qui va te tuer.

    Le doux bruit du moteur me rassura et l'image d'un thé à la pêche plein de glaçons me rasséréna.

    Puis, dans un grognement :

    – T'aurais pu avoir la clim, quand même, ça ne t'aurait pas tuée.  Et moi non plus, d'ailleurs.

L'Âme Liée - [Autoédition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant