Chapitre 1

57 3 0
                                    

« - Je ne comprends pas pourquoi tu tues ton temps à parler avec. C'est bon, on a 145 meurtres en son nom. Qu'est-ce que t'attends de lui ?
- Qu'il m'explique pourquoi.
- Mais qu'il t'explique pourquoi quoi bordel ? « Euh oui, gamin j'étais battu par ma mère, et maintenant je descend des gens comme bon me va » ? 
- Pas ça évidemment, je ne te parle pas de le comprendre lui. Je te parle de ses raisons, de savoir pourquoi il en a tué autant.
- Mais y'a rien à savoir ! Tu veux que je te dise ? C'est juste un connard qui a profité de la faiblesse des gens pour se faire de l'argent sur leurs tombes. Plus il voyait des victimes potentielles, plus il en profité.
- Non non, c'est plus complexe.
- C'est plus complexe pour toi et ton équipe. Vous vous mettez des bâtons dans les roues.
- On n'a pas encore défini son intention. Il faut que je lui parle. Et toi arrête de bouffer ton sandwich dans mon bureau.
- Alors déjà, c'est un très bon sandwich, donc c'est pas gênant; et puis on s'en branle, non ? T'évites le sujet comme ça. Ce que je te dis, c'est de ne pas perdre pas ton temps avec.
- Et pourquoi tu penses que je perds mon temps ?
- Car ça va te mener nul part. Tu va te rendre compte que c'est un connard avide d'argent. Donne-le nous directement et passe à autre chose.
- Désolé, mais son intention n'était pas de se remplir les poches. Donc non, je ne vais pas te le donner tant que je n'en sais pas plus.
- Eh ben très bien, fais comme tu veux, puisque tu ne veux pas m'écouter.
- Je ne suis pas en guerre contre toi. Je te dis juste qu'il faut que je sache ce qu'il y a derrière.
- Ne te cherche pas une excuse. Arrête de parler avec moi, et va profiter de ton tête-à-tête avec lui. Tu tournes autour du pot, alors que le seul truc que tu veux c'est ta gueule sur le journal et comprendre ton pauvre tueur en série.
- Tu sais quoi ? Ferme ta gueule et sors de là.
- Je comptais bien m'en aller. Dis-toi juste que tu vas droit dans le mur à adoucir le portrait d'un tel homme ».
Il sort de la salle. En franchissant la porte, il se retourne, me regarde dans les yeux, et me dit: « Ah, et au fait ; j'ai hâte de te voir pointer devant mon bureau dans cinq minutes, pour me dire que j'avais raison, et que ton homme n'est rien d'autre qu'un connard. »

Claquant la porte, il quitte le bureau. Je me doutais bien qu'il allait se mêler de cette affaire. Mais il faut qu'il se fasse à l'idée que c'est moi, et non lui, qui en suis chargé et que je suis bien déterminé à rassembler toutes les pièces du puzzle, et éclaircir les zones d'ombres. Je me replonge dans ma lecture, et relis attentivement le compte rendu du rapport : « Homme agressif, stratège et manipulateur. 145 meurtres en son nom. Bon maniement des armes. Prédéfinie ses victimes à l'avance. Agissait-il seul ? Quelle était sa ou ses raison/s ? » Je vais donc interroger un homme froid, cruel, dangereux, qui n'hésitait à tuer. Tout ça pour récolter des dernières informations essentielles, avant de l'emmener à l'abattoir. Je suis à la fois excité et paniqué à l'idée de me retrouver face à lui. Comment peut-on tuer tant de personnes de sang froid ? Qu'est-ce qui pousse à actionner la gâchette ? Quel symbole ont les victimes ? Il faut que je me calme. J'essayerai de placer ces questions de manière subtile durant l'entretien.

Une voiture passe dans la rue et klaxonne. Je quitte mes pensées et retrouve ma raison. Je fixe alors l'aiguille de l'horloge : il est déjà 23h. Finissant ma dernière gorgée de café, je quitte le bureau à mon tour, sillonnant le couloir au pas chancelant, baillant à plusieurs reprises. Je passe devant le bureau de Marc, qui me foudroie du regard, et continue mon chemin. Les coups de téléphones, la machine à café, les nouvelles enquêtes, les discussions entre collègues, les ampoules usées et à moitié grillées, les locaux dégradés, les copies d'imprimantes ; tout ce qui fait la vie du lieu, m'irrite ce soir. J'arrive devant la salle. Je respire un bon coup, et rentre. Je jette un rapide coup d'œil pour voir l'état de la pièce. Toujours les mêmes murs délabrés, la même table dans un état déplorable, les mêmes chaises vielles de 30 ans et ses mêmes néons blancs qui illuminent la salle et te brûlent les yeux une fois la demi-heure passée. Je me pose. Face à moi, l'homme. Grand, brun, cheveux courts, les yeux verts, remplis de cernes, mal rasé et surtout, maigre. Il sent l'alcool et la cigarette à plein nez. Je reste assis face à lui, à l'observer sans dire un mot, tandis que lui ne me regarde même pas et reste muet. J'entame la discussion pour briser le silence de cet endroit trop calme :
« - Bonsoir, je suis le Lieutenant Rousseau. »
Aucune réponse ni réaction de sa part.
« - C'est moi qui ai mené l'enquête, et je peux vous dire que vous n'avez pas été facile à attraper. »
Toujours rien
« -Je suis ravi de vous rencontrer, et d'enfin pouvoir parler avec vous.
- Arrête de te forcer à faire le gentil flic, c'est pas la peine, je déteste l'hypocrisie, me répondit-il enfin.
- Ah mais je ne me force pas à faire le gentil flic. Je veux juste parler avec vous.
- C'est ça, et mon cul c'est du poulet ?
- Eh bien c'est un bon début.
- Bon t'arrête le faux-cul là ?
- Très bien. Rentrons donc dans le vif du sujet. Première question : Tu en as tué plus ou moins de 145 ?
- Ah ouais, t'es direct.
- Je suis direct.
- Il va te servir à quoi au juste cet entretien ?
- Plus ou moins de 145 ?
- Qu'est-ce que t'en as à faire ? Tu n'as pas suffisamment de meurtres, il t'en faut plus ?
- Plus ou moins de 145 ?
- Mais calme-toi, lâche-le morceau.
- Déso, mais vois-tu, nous les faux-cul ont a cette fâcheuse tendance à ne rien vouloir lâcher.
- Dommage, je reste sur ma position.
- Et si tu lâches ton petit rôle du mec trop dark, provocateur et tout, tu es toujours ouvert à la discussion ? Car c'est chiant de voir un mec qui ne sait pas jouer »
Un temps
« - Plus.
- Voilà qui est mieux. Alors combien ?
- 169.
- En plus ?
- Au total.
- Avais-tu un chiffre à atteindre ? Pour le symbole, pour le record, ou autre ?
- Mais vous n'avez aucune idée de ce que je faisais. 
- C'est bien pour ça que je suis là.
- Et ça va changer quoi ? Maintenant que je suis pris c'est fini. C'est la case peine de mort pour moi.
- Si tu acceptes de parler, le juge sera peut-être clément, et t'évitera la peine de mort. Par contre, tu prendras la prison à perpétuité.
- C'est pire. Je préfère la pendaison plutôt que crever à feu doux pendant des années.
- Écoute-moi bien. Je t'offre là une chance qui ne se représentera pas devant toi. Réfléchis-bien.
- Alors, c'est ça votre truc ? Vous vous en foutez de moi, et de ce que je pense. Ce que vous voulez, vous, c'est votre petit interrogatoire avec moi.
- Mais tu délires complètement mon pauvre.
- Moi je délire ? Vous vouliez quoi avec notre discussion ? Rien de bien concret au final, je ne me fais pas d'idée. Des types comme moi vous n'en voyez pas tous les jours. Alors là, c'est votre chance, prouvez que vous ne valez pas rien, et que vous êtes courageux, prêt à faire face au méchant tueur en série, ce monstre sans cœur qui a tué tant d'innocents. Et là, vos collègues, après tant d'années à vous ignorer, vous considèrent. Félicitations ! Tu es enfin devenu quelqu'un ! »
Un temps 
« Comme quoi, vous aussi vous jouer mal le rôle du flic sûr de lui, imperturbable. »
Un temps
« - Je voulais juste comprendre.
- Comprendre quoi ? Mes actes ? Ma méthode ? Mon nombre de tués ?
- Non toi.
- Quoi moi ?
- C'était toi. Je voulais te comprendre. »

Je viens de jouer ma dernière carte, mon dernier joker. L'effet du flic partagé devrait faire son effet. Je lui lance un regard profond, histoire de montrer que je suis affecté. Je le sens assez déstabilisé. Je me surprend moi-même à si bien jouer le mec touché. Il ne dit toujours rien. Je vais tenter mon dernier coup. Je me lève, lui fait croire que je suis désolé et pars de la salle en lui tournant le dos. Au moment où je franchis la porte, il m'interpelle. Il fait une pause, et dit :
« - D'accord.
- D'accord quoi ?
- J'accepte de vous parler. »
Bingo, mon plan a fonctionné. Je retourne à ma place :
« - Par contre, je ne veux m'adresser qu'à vous, me dit-il.
- Eh ben je suis tout ouïe.
- Je veux dire par là, que je n'ai pas envie que l'autre là m'écoute.
- Mais c'est le gardien, il est obligé de rester dans la pièce.
- Vous en êtes sûr de ça ?
- Bon, je vais voir ce que je peux faire.
- Ah, je n'ai pas envie non plus que les connards m'entendent. Oui, ce terme est destiné à vous derrière les caméras. »

Je sors de la salle, sans m'adresser au gardien. Il faudra bien une présence lorsque les caméras seront éteintes. Je repasse devant le bureau de Marc qui sort en me voyant, mais je n'ai pas le temps de m'arrêter. Je passe les différentes portes, et rejoins le capitaine en compagnie de ses adjoints au poste d'écoute :
- « C'est inadmissible la façon dont il nous traite, me dit-il en m'accueillant.
- Je suis d'accord avec vous, mais c'est d'une importance capitale que j'ai cet interrogatoire avec lui.
- Et vous comptez faire comment au juste ? L'écouter attentivement, en le considérant comme quelqu'un de suffisant important qu'il vaille cette peine là ? Et en plus nous expulser de cette pièce ?
- Comprenez bien monsieur qu'il ne s'agit que d'un moyen pour le convaincre de tout me dire.
- Il est hors de question de vous laissez parler seul à seul avec lui. Il faut qu'il comprendre qu'il doit payer de ses actes, et qu'il n'a rien de quelqu'un d'exceptionnel. Trouvez une autre technique.
- J'ai fait le meilleur de moi-même, je vous en supplie, laissez-le moi.
- Non ! Maintenant retournez dans la salle, et dites-lui que les caméras sont éteintes.
- C'est pas la peine, il va savoir que vous lui avez menti, et ne vous accordera plus sa confiance.
- Qui vient de parler ?
- C'est moi capitaine. »

Un homme sort de l'ombre. Veste en cuir, tee-shirt, moustache le long des lèvres supérieures, grosse lunettes, cheveux long : il s'agit de Tim, notre informaticien, que j'aime surnommer « hackerman » :
« - Nos caméras ont constamment le voyant rouge éclairé lorsqu'elles sont allumées. Votre homme le fixe depuis tout à l'heure. Il verra bien si la caméra est éteinte ou pas.
- Qu'insinuez-vous par là ? demande le capitaine.
- Qu'il faut se soumettre aux directives données par le Lieutenant.
- C'est bien beau tout cela, mais comment on suit l'entretien ? rétorque l'un des adjoints du capitaine.
- Par ce micro, que je vais prendre bien soin de mettre sous le badge de notre ami. Il sera relié à l'ordinateur, et rien n'indiquera que la discussion sera sur écoute.
- Ça me convient personnellement, répondis-je.
- Qu'en pensez-vous capitaine ? demanda Tim.
- Je suis sceptique à l'idée de suivre l'interrogatoire à distance de cette manière.
- Il ne se rendra compte de rien, et nous serons dans des conditions optimales.
- Le son est-il correct ? Entendra-t-on Rousseau et notre homme ?
- Oui, arrêtez de vous inquiéter. Le micro est très performant malgré sa petite taille.
- Et qu'est-ce qui nous garantie que rien tournera mal lorsque les caméras seront éteintes et que le Lieutenant sera sur le chemin ? s'inquiète le capitaine.
- Et ce talkie-walkie pour rentrer en communication avec le gardien rester dans la salle ne vous sert à rien ?
- Changez de manière de vous exprimer envers moi. Vous me devez le respect !
- Très bien, excusez-moi.
- Sinon, vous avez raison.
- Merci de le reconnaître.
- N'en faites pas une victoire personnelle. Lieutenant, je vous laisse votre homme pendant deux heures. Vous, installez le micro, tandis que moi, je vais parler au gardien. Au moindre danger, nous interviendrons et mettrons fin à l'entretien. »

J'acquiesce et m'approche de Tim, pendant que le capitaine donne des instructions au gardien : il ne faudra pas qu'il hésite à tirer au moindre geste suspect. Je suis enfin prêt. Les caméras s'éteignent. Je sors du poste. Je presse le pas pour éviter la moindre catastrophe et repasse à nouveau devant le bureau de Marc, qui ne fait plus attention à mes nombreux passages. Je rentre précipitamment dans la salle d'interrogatoire, et exprime un certain soulagement. Le gardien sors de la pièce. Je me retrouve à nouveau face à mon homme. Je regarde l'horloge : il me reste moins de deux heures pour tout lui faire avouer.

À suivre...

Je viendrais vous tuer ce soirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant