Gab'

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Gabriel il aimait qu'on l'appelle Gab.
Il adorait ça, les diminutifs. T'façon, y'a beaucoup trop de choses étranges qu'il aimait Gab, comme l'odeur d'une cave poussiéreuse, le papier déchiré et les paquets vides. Dans sa chambre s'entassait des babioles inutiles, tellement qu'on peinait à s'déplacer. Mais sa piaule il pouvait pas s'en défaire, c'était son refuge, son chez lui, son église, limite.
Il venait s'barricader derrière sa muraille d'objets quand l'orage grondait derrière les volets, quand ses parents criaient trop fort et puis qu'le verre se brisait dans l'salon. Quand les sanglots de sa mère et les coups de son père ricochaient sur les murs pales.
J'me souviendrai toujours de la première fois qu j'ai mis les pieds dans sa maison branlante.
J'ai traversé un salon dévasté par les vases cassés et une cuisine jonchée de bouteilles vides. Puis j'ai pénétré dans son antre, et je l'ai trouvé là, agenouillé par terre, à triturer machinalement un rubiscube rouillé.
Ses yeux se sont illuminés à mon entrée, il a sauté sur ses pieds en se relevant et a affiché un sourire immense en désignant le plafond.
Il a ouvert une trappe bancale, s'est mis en équilibre sur son lit puis a disparu sur le toit. Il s'est penché quelques secondes plus tard, m'a fait monté et tandis que je me réceptionnais sur les tuiles glissantes, il m'a chuchoté, les yeux rieurs :
"Bienvenue au paradis des égarés."

Car plus que sa chambre, il vénérait son toit, son "paradis" comme il l'appelait, et il pouvait passer des nuits blanches à observer les cieux et la ville à ses pieds. Il aimait cette impression de dominer le monde juste en se perchant en haut d'une vieille bicoque. Pourtant il était si petit dans cet univers si grand avec ses bras ballants et ses mèches brunes, ses shorts trop longs et ses baskets usées.
Mais parfois, quand il levait les bras et se mettait à courir dangereusement sur ces pentes abruptes, on avait effectivement l'impression qu'il dominait, non pas le monde, mais la vie.

Il était beau Gab, mais d'une beauté particulière. Il répondait pas aux critères de perfection, il était trop maigre et des cernes éloquentes marquaient son visage espiègle, son nez en trompette paraissait légèrement dévier sur la droite. Il avait un pas de travers, une démarche bancale, il boitait un peu Gab. Le dos vouté et les mains dans les poches, il rayonnait pas de charisme, ça c'est sur.

Mais fallait voir ses dents se fendre en un sourire gigantesque, ses yeux rieurs se plisser et ses fossettes se creuser en faisant résonner un rire léger, insouciant et doux. Fallait le voir les dimanches matins, galoper dans l'avenue pour s'acheter un croissant chaud à la boulangerie d'en face, fallait l'observer les vendredis soirs sa clope habituelle pendant à ses lèvres tendres, la mine songeuse et l'émeraude de ses yeux perplexes. Car il aimait fumer Gab, mais seulement le vendredi soir, parce qu'il affirmait que c'était à c'moment là que la cigarette faisait le plus de ravages. Et Gab il était beau à sa façon, magnifique même, dans la joie comme dans la tristesse, ses taches de rousseurs ressortant à la lumière et sa voix chaude fendant l'air du temps. Mais Gab il aimait les soit disant pouvoirs néfastes de la nicotine en ces fameux vendredis, les effets de l'alcool percutant son estomac fragile et la fatigue s'accumulant sur son corps frêle. Je crois qu' il aimait se détruire, dans un sens. Et avec le temps il restait beau, mais d'une beauté fanée.

Gab il adorait blaguer et enchaîner les gaffes et les conneries, sauter sur les occasions et surprendre les gens, crier jusqu'à en perdre la voix et rire jusqu'à en pleurer. Il voulait du rythme, de la frénésie, du mouvement, de la fuite, de la course et de l'essoufflement. C'est sûrement pour ça qu'il nous quittait en soirée pour aller dévaler des rues les bras ouverts en hurlant, qu'il agissait toujours dans l'impulsivité et l'imprévisible, qu'il demeurait toujours dans ce mouvement perpétuel, cette lutte interminable, cette course éternelle. Il aimait courir, contre le temps, le monde la vie et l'amour, sur les toits dans les rues et dans les recoins oubliés, pour lui, pour nous et pour toujours.

Gab il était surprenant par sa présence d'esprit et sa vivacité, son intelligence et ses talents cachés. Il avait l'air un peu sot c'est vrai, au premier abord, dans cette chemise mal enfilée et avec son fameux sourire ancré. Mais il était pas con, loin de là, il pouvait débattre avec toi sur tout plein d'sujets, t'épater avec des références inouïes et ajouter des anecdotes incroyables. Puis il avait une excellente mémoire, et il hésitait pas à te réciter une quantité de poèmes inimaginables, car Gab était avant tout un fan de poésie. Il aimait Rimbaud, Hugo, les mots qui sonnaient faux puis ceux qui tintaient juste.

Mais Gab il avait beau passer son temps à bouger, c'est pas pour autant qu'il réfléchissait pas; au contraire il réfléchissait trop, parce qu'il aimait réfléchir et rêver. Il s'inventait écrivain ou philosophe, et même en te disant n'importe quoi, il réussissait quand même à te captiver, parce qu'il l'affirmait avec une telle force que t'étais presque obligé d'y croire. Gab il adorait murmurer des citations et définir la vie, après avoir fumé le vendredi.

Gab c'était un trop plein de trop de choses. Un trop plein de sentiments, de vie et de souvenirs. C'était la tendresse Gab, un nuage de lait dans une tasse de café, la chantilly sur une gauffre au nutella, l'odeur du pain au chocolat, une caresse amoureuse. C'était l'espièglerie, un grain de poivre, un baiser volé, une bêtise avouée et un air malicieux.
Gab c'était la vivacité, une brise soudaine dans une bouche de métro, une étoile filante au crépuscule, une tornade de cheveux châtains.
C'était la force et l'espoir, un rayon de soleil perçant à l'aube, des embrassades et des accolades, des sourires inébranlables et des mots doux.
Mais C'était aussi l'instabilité Gab, une chaise bancale, une brindille trop fine, trop fragile, un roseau qui malmené par la tempête menaçait souvent de se briser.
Oui, Gab c'était aussi le faux courage, la fausse joie et l'art de cacher ce qu'on n'imagine pas. C'était des larmes salées traçant des sillons sur des joues adolescentes, c'était l'amertume explosant dans la solitude et un désespoir dissimulé sous des sourires infinis.

Gab c'était un mystère, un paradoxe à lui tout seul, un gamin de 17 ans qu'avait pas fini de grandir mais qui pourtant donnait l'impression d'avoir déjà tout vécu, un gosse étrange, délirant, particulier, mais qu'on pouvait pas s'empêcher d'aimer.
Ouais j'l'aimais Gab, peut être pas plus que tout mais plus que beaucoup d'choses, et j'voudrais le regarder une dernière fois dans les yeux, me plonger dans son regard émeraude et lui hurler à la figure qu'il est beau, incroyable, unique, admirable, enfin qu'il était, plutôt.

Peut être que Gab il m'aimait pas autant que moi j'l'aimais, mais il aimait beaucoup trop de choses en tout cas. Peut être que justement, c'était trop pour ses frêles épaules, d'être trop et d'aimer trop.
Mais moi tu sais je pense que tout bêtement, Gab il aimait tout sauf le plus important ; et il s'est débarrassé de ce qu'il aimait pas en s'ouvrant les veines un vendredi soir, après que sa clope se soit consumée lentement sur le carrelage froid de la salle de bain.
Peut être que la nicotine le tuait pas assez vite, et qu'il était las d'attendre. Pourtant Gab il aimait attendre. Mais il aimait aussi la simplicité.

Bref ,Gab il était tout ça et il aimait tout ça, mais tu sais Gab est mort alors ses yeux n'rient plus.

Ouais, Gab il avait beau aimé toute chose et tout le monde, c'est pas pour autant qu'il aimait la vie.

Paroles évadéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant