Tu me parles de limites

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Tu me parles de limites, quand j'aimerais te montrer à quel point nous sommes infinis, au sens mathématique du terme. Tu me parles de fuite, quand tu as tous les talents nécessaires pour échapper au réel, ne serait-ce que par intervalles.

Tu te compares à moi, comme si nous étions faites sur le même modèle et dans le même but. Nous ne sommes pas des machines, mon amie, on ne nous compare pas sur un rapport qualité-prix, rendement-paiement. Tu, en tant que personne singulière, et tout comme moi, lui, elle, eux tous, n'a pas d'autre fonction que ton propre bien-être.

Je n'ai moi-même parfois pas la force, ou est-ce le courage, de te soutenir. A cet aveu, que me répondrais-tu ? Quelque chose du goût de « Tu n'as aucune obligation de le faire », je suppose. Toi non plus, tu n'as aucune obligation de subir toute cette pression, toute cette souffrance. Quel sens a la vie, si elle engendre douleur et mort ?

Oh, oui, le « but final » de la vie est de cesser. Mais avant ça, c'est la vie en elle-même qui compte. Au lieu de chercher à détecter tous les problèmes et dangers et contraintes, et de donner toutes tes forces pour lutter contre, je voudrais pour toi que tu cherches ton bonheur, dans les choses les plus futiles possibles.

Déjà, et ce n'est pas si futile, tu as tenu bon toute cette année, et tu es parvenue à faire valoir ton avis pour l'année prochaine. En bref, tu t'es imposée. Face à des gens qui « ont tous les pouvoirs » et qui en sont conscients et en profitent.

Je ne veux en aucun cas te donner de leçon. Comment est-ce que je pourrais te prendre de haut, en sachant à quel point on est semblables ? Je dois admettre que je me reproche pas mal de choses, mais tu es autrui de mon point de vue, et je n'aime pas juger autrui avant moi-même.

Je me reproche, notamment, de t'avoir laissée, ce jour-là, parce que j'avais chaud, mal au crâne, et pas la force mentale pour ce genre de confrontation. J'ai failli pleurer, en rentrant, tellement je m'en voulais. Je préfère d'ailleurs ne pas savoir si toi, tu m'en voulais, parce que dans les scénarios envisagés par mon génial cerveau (rire ironique), tu m'en veux beaucoup. Mais peut-être est-ce une projection des reproches que je me fais.

Assez parlé de moi seulement, je m'adresse à toi ici.

Je t'ai frappée, à ma manière j'entends, parce que c'est la dernière solution des faibles. Je sais que je ne suis pas faible, mais à ce moment-là, je n'arrivais plus à trouver d'autre solution pour que tu ne te roules pas en boule dans un coin en subissant la réalité.

Parce que c'est là tout le problème – je parle du problème qui dépend de toi, pas de ceux qui te pourrissent la vie. Il y a une façon de prendre les choses, qui aide à ne pas subir les stimuli extérieurs. Je le sais, parce que depuis quatre mois environ, ainsi que pendant quatre ans il y a un petit moment de cela, je me sens agressée par l'extérieur. Chaleur, bruit, troubles de la vue dus à la panique, et déréalisation.

J'ai beau être plus douée à l'écrit qu'à l'oral, je ne suis pas sûre que je peux te le décrire avec suffisamment de clarté pour que ça ne ressemble pas trop à un concept abstrait sorti de la tête d'une illuminée.

Pour résumer, il faut que – en douceur évidemment, surtout ne pas te brusquer, ce serait contre-productif – tu cherches à accueillir les stimuli d'un côté, et que de l'autre tu t'intègres en tant qu'individu dans la réalité. La passivité, je l'ai compris avec le temps et les crises, c'est un parfait terreau pour le développement des idées noires, des angoisses, des incertitudes, et en règle générale de la panique. Et la panique engendre la panique, etc.

J'ai l'impression de me placer en saint gourou du bien-être, alors que je te donne juste des astuces d'amie. Et je n'arrive même pas à rire de ma « blague pour détendre un peu l'atmosphère ». Biiiien.

Ça va sonner comme un slogan hippie, mais le secret, c'est la positivité. Exemple.

Tu es à une fête, il y a plein de monde, des lumières colorées flashent un peu partout, et la musique fait trembler les murs – ainsi que ton crâne, celui de ton voisin, et les vases. C'est très désagréable, envahissant, agressif. Maintenant, regarde mieux les lumières, tiens, c'est joli en fait, et on dirait qu'il y a un rythme dans leurs divers flashs. Et puis la musique est de la même couleur que ces lumières, presque. Ça s'accorde bien ensemble, c'est amusant. Maintenant commence à bouger en rythme avec la musique, et tente un petit regard complice vers le susnommé voisin. Deux possibilités : un, il s'en contrefout et regarde ailleurs, l'air un peu inquiet. Deux, il te sourit et vous pourriez même vous parler un peu pour tuer le temps. Et, ô miracle, en cas d'urgence tu peux même lui suggérer d'aller prendre l'air en faisant le geste qui veut dire « ma tête va exploser dans quinze secondes et tu veux pas voir ça ». Et s'il a choisi de t'ignorer, tu peux devenir active seule, et prendre la décision d'aller prendre l'air.

Je devrais en faire un début d'histoire, tiens. Ou peut-être que tu pourrais le faire ? Dans la vraie vie, même ?

Je pense à un autre exemple. Mother te parle – que dis-je, te hurle. Observe l'apparence, la texture de sa voix. Pars loin, loin dans ton imaginaire, et ne reviens que lorsqu'elle lâche l'affaire – il n'y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et on sait toutes les deux que tu ne veux pas l'écouter. En bref, ne te laisse plus faire : tu as tellement d'armes que tu peux utiliser contre ceux qui veulent faire de ta réalité un enfer pour te pousser à leur obéir dans l'espoir que ça s'arrête.

Ah, au fait : tu n'es pas folle. J'ai une théorie à ce sujet. Les hypersensibles sont les plus en phase avec la réalité, parce qu'ils la ressentent pleinement – d'où l'aspect agressif, parfois. Ce sont les autres, les fous : ils ne sont plus en contact avec eux-mêmes, et n'écoutent que ce que la société leur dicte, sans se demander si ça leur convient, s'ils n'ont pas perdu un peu de ce qu'ils sont au fond pour se fondre dans le moule. Il y a des exceptions dans les deux camps, évidemment. Mais toi, je peux t'assurer que tu n'es pas une exception en tant qu'hypersensible.

D'ailleurs, l'autre jour j'ai eu une grosse montée d'angoisse, parce que j'avais laissé resurgir consciemment cette peur d'être folle – nous ? Semblables ? Noooon. Je l'ai dit à mon père, histoire d'éviter l'implosion et la dissolution pour le reste de la journée. Il m'a répondu : « T'en as pas le premier des symptômes. » Je ne suis pas folle. Je te trouve sensée – plus que certains, d'ailleurs. Donc tu es saine toi aussi, tu n'es pas folle. CQFD.

En espérant humblement que tu te sens mieux, maintenant. Relis-le autant que tu veux, je l'ai écrit pour que ce soit ton remontant, ton texte rassurant. Je peux même te le lire à voix haute, si tu veux.

Cahier de penséesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant