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Jules, ce jour-là, était arrivé chez moi les cheveux dégoulinants d’un liquide visqueux tirant vers le jaune, de l’herbe et de la terre étaient mêlés au tout

- Bah, Julot, on s’est traîné dans la gadoue ?, j’avais dit maladroitement en ouvrant la porte après l’avoir rapidement jauger du retard

Il n’avait pas répondu à ma blague nulle. Je ne voulais pas savoir le pourquoi du comment il s'était retrouvé dans cet état-là, le visage recouvert de boue, dont le bout de plusieurs ecchymoses commençaient à apparaître et les yeux humides parce que tout ce que je ressentais à ce moment-là, c’était de la pure colère. Ce ressentiment, cette profonde irritation de l’âme, je la sentais monté en moi comme de la lave, du soufre en fusion qui me faisais rager. Je l’avais fait rentrer à l’intérieur sans un mot, le suivant alors qu’il se dirigeait lentement vers la salle de bain de l’étage. Je regardais les gouttelettes dégouliner de sa nuque, se cachant sous son parka et les traces que ses chaussures sales laissaient sur le sol avec un détachement irréel face à la situation. J’essayais de faire le tri dans ma tête : Jules, le gars le plus innocent que je connaisse débarquait chez moi un jour de week-end après deux semaines complètes de silence radio avec des bleus sur le visage  et des vêtements qui semblaient avoir passé un sale quart d’heure. Au final, il m’intéressait bien ce “pourquoi du comment”.

Je savais Jules assez réservé et peiné à cet instant pour savoir que ça ne servirait à rien de tenter de lui tirer les vers du nez. Je l’ai regardé s'asseoir lentement et avec difficulté sur la cuvette baisser des toilettes. Maintenant c’était à moi de jouer. Il avait déjà fait le courageux à se déplacer jusque chez moi et me montrer ses larmes, c’était désormais mon tour de me montrer courageuse. Je lui ai fait retirer ses vêtements sales pour les mettre à laver, puis j’ai mouillé un gant pour lui retirer toutes cette bouillasse marron sans trop appuyer sur ses bleus qui commençaient à tirer vers un violet vraiment moche. Je savais de Jules qu’il aimait les violettes, elles représentaient pour lui notre amitié. Simple, et partagée. mais ce violet-là, était vraiment moche. Jules méritait d’autres couleurs sur son visage. Il méritait du jaune soleil, du rouge flamboyant, du bleu éclatant. Pas des couleurs ternes qui semblaient éloigner toute la vivacité dont il pouvait faire preuve. Concentrée sur ma tâche, sa main qui vint attraper mon poignet me fit sursauter. Son regard était comme un miroir, à travers ses yeux embués, je réussissais à voir l’enfant torturée que j’avais été. Ma colère était retombée en le voyant aussi démuni et perdu que j’avais pu être avant. C’était troublant, parce que je comprenais ses sentiments sans qu’il ait à me les exprimer. On se sentait nul, on ne comprenait pas, le “pourquoi moi?” tournait en boucle dans la tête, on se sentait piétiné, jugé et désarmé. Ça me faisait  mal de voir tout ça dans son regard. On est descendu dans la cuisine, je nous ai préparé un chocolat chaud. Avec beaucoup de chantilly. Dans un silence rageur, je sirotais mon chocolat. Jules était vraiment un ami formidable; il avait beau être dans un sale état, autant émotionnel que physique, il me laissait le temps de digérer son arrivée et ce qui était en train de se passer. Jules et moi, on avait ce genre de relation semi-particulière : on se comprenait sans trop se comprendre. On laissait toujours les choses venir à nous comme elles venaient; sans presser l’autre, on fonctionnait sur cette confiance du silence. C’était mon ami le plus loquace et à la fois le plus silencieux. C’était sans doute son corps qui parlait plus que sa bouche. Son dos qui se voutait quand il était embarrassé, la façon qu’avait son nez de papillonner lorsque quelque chose ne lui plaisait pas ou encore ses yeux qui se plissaient lorsqu’il prenait un air malicieux. Ses mots était presque toujours choisis dans le but de ne pas blesser. Il avait cette peur irrationnelle de se faire abandonner par les gens qu’il aimait. Je lui disais toujours que c’était idiot, qu’il était fantastique, empathique et plus qu'amicale. Mais il persistait à s’excuser à chaque mauvais pas qu’il croyait faire. “Ma vie, c’est marcher sur des oeufs” qu’il m’avait dit un jour. Ce à quoi je lui avait répondu “Des oeufs, peut être, mais des oeufs durs Julot”

Et là, dans ma cuisine, un samedi à 17h50, c’était moi qui avais l’impression de marcher sur des oeufs. Encore fallait-il commencer à marcher.

JulesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant