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Jules avait fini par migrer vers mon canapé après avoir fini son chocolat pour s'y installer comme une loque et s'endormir tranquillement. Alors qu'il dormait, j'en profitais pour appeler son père pour le prévenir que Jules était chez moi, et qu'il y resterait sans doute pour dormir ce soir. J'étais de plus en plus troublée : Jules ne m'avait toujours pas adressé un mot, je pensais vraiment que le coup de la chantilly passerait et délierait sa langue mais son mutisme persistait et ses yeux restaient mouillés. J'ai glissé une couverture sur ses épaules et je me suis sentie triste. D'habitude c'était lui qui prenait soin de moi comme ça, mais là il semblait si épuisé que j'avais l'impression que sans moi, il ne réussirait même pas à s'occuper de lui-même. Je me doutais bien qu'une bande d'idiots finis était la raison de ses blessures physiques, et même si à ma connaissance c'était la première fois qu'il se faisait attaquer, je pensais réellement qu'il y avait autre chose. Jules n'était pas si secret que ça. Disons qu'il me disait beaucoup de choses, mais oubliait souvent de me faire part des plus importantes.

Quand il s'est réveillé, il semblait plus paisible, moins angoissé, moins triste. Comme si le fait de se réveiller sur mon canapé avec moi par terre, lui tenant la main, ça rendait tout plus facile. Mais au fond, il le savait qu'il n'y échapperait pas.

- Ça va ?

Sa voix était enrouée et je remarquais qu'il avait comme du mal à parler et je comprenais de moins en moins ce qu'il se passait, ou alors je comprenais de plus en plus ce qu'il se passait, peut être me trouvais-je juste au milieu, comme un entre deux de vérité et de mauvaises histoires

-Jules, dans quoi tu nous as mis encore ?

J'avais vraiment tenté de ne pas paraître inquiète dans ma phrase, mais je crois que c'était loupé, parce qu'il esquiva

- On ne répond pas à une question intelligente par une question idiote

- Jules, je vais bien. Maintenant explique-moi enfin.

-Merci beaucoup Sarah, moi aussi ça va. C'est dur la politesse aujourd'hui, hein ?

-Tu fais le rigolo, mais tu feras moins le rigolo quand j'appellerais ton père pour qu'il te vire de mon canap'. Alors tu m'expliques de suite ou tu vires

-T'oserais pas, p'tite marguerite, je te connais trop bien

Je soupirais et il me fit une place sur le canapé et sous la couette.

J'avais peur. Peur de lui, peur pour lui. Avant ce soir, je n'avais eu aucunes nouvelles de mon meilleur ami depuis au moins deux semaines. Son père et moi étions très inquiets. Et là, comme une fleur, il se pointait chez moi complètement amoché et faisait "comme si".

"Comme si", c'était un truc qu'on avait inventé. Le "comme si", c'est comme dire à l'autre : j'ai besoin de temps, mais j'ai aussi besoin de toi.

On ne l'utilisait pas si souvent que ça, moi plus que lui d'ailleurs. Et c'est d'ailleurs pour ça que je me sentais toujours plus inquiète lorsqu'il faisait "comme si". Ce soupir, c'était pour lui dire ça. Pour éviter de pleurer aussi. Pour lui faire comprendre qu'il m'avait manqué, que je m'étais inquiétée, mais surtout pour lui faire comprendre que même si le "comme si" là, il m'énervait, je le lui accordais quand même.

On est restés pas mal de temps comme ça, juste nous, sur un canapé profitant du calme de l'autre. Jusqu'à ce que je sente des larmes couler sur mon épaule, tout me semblait aller mieux. Ma peur, je l'oubliais, Jules était de retour et refaisait des blagues. Ma colère, je l'oubliais, Jules avait dévoré la chantilly et s'en était mis partout. Mais cette angoisse, elle, était ressorti dès lors que des gouttes commençaient à tremper mon pull. J'ai alors pris son visage entre mes mains et me suis mise à sécher ses larmes avec mes pouces

- Jules ? Jules, qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi tu ne me dis rien ? Dis-moi, que s'est-il passé ? J'étais tellement inquiète et ton père aussi. Tu as loupé des cours à la fac mais ce n'est pas grave, je te ferais rattraper et puis on retournera ensemble là-bas et

-Non.

-Quoi, "non" ?

-Je ne retournerais pas là bas, Sarah. Plus jamais

-Jules, je sais bien que ce n'est pas ce que t'aurais vraiment souhaité étudier, la sociologie mais si on ne fait pas ça, qu'est ce qu'on fera ?

-Arrête, tu t'fais du mal.

-Je ne comprends rien.

-Tu vois, j'ai jamais su qui de nous deux était le grand frère ou la grande soeur. Mais c'était pas ça le plus important. Le plus important, c'était toi, c'était moi, c'est nous. Je t'ai suivi en socio, parce que c'est intéressant, mais surtout pour ne pas te quitter. Pour ne pas qu'on soit séparés, qu'on ne s'éloigne pas.

-Je sais déjà tout ça, Jules. Mais ça ne mène à rien de ruminer des choix actés. Je ne comprends juste pas où tu veux aller.

-Il est bien là le problème, Sarah. Je ne sais pas.

-'Sais pas quoi ?

-Où est ce que je veux aller.

Une grande tristesse s'était comme abattu sur nous, je ne connaissais pas la nature de la sienne et ça renforçait mon sentiment de rejet.

Pour Jules, je ne comptais jamais. Le nombre de vases cassés sous les larmes, et les cris. Le nombre de blessures sur mon coeur après des mots durs, durs comme un vieil ami qui se met à te mépriser. Le nombre de pardon qu'il me demandait parfois en sanglotant dans son sommeil; Mais les fois où il arrivait chez moi défiguré et complètement abattu je ne pouvais pas les compter : ça n'était jamais arrivé, et ça n'en était que plus angoissant.

Jules c'était une belle occasion à ne pas laisser s'envoler

Pas de chance, Jules avait déjà la tête dans les nuages.

JulesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant