3# Entre quatre murs

63 7 4
                                    


Le train est immobilisé. Il attend les prochains voyageurs qui déjà arrivent par petites grappes, avant de repartir dans l'autre sens.
Je ne savais même pas qu'il y avait un autre quai ici. Il était déjà là ? Ou alors j'agis tellement machinalement tous les jours que je ne l'ai pas remarqué plus tôt. Enfin bref, c'est pas la fin du monde. Il est vraiment temps de rentrer et de couper court à cette journée.

Sur le chemin du retour que je fais à pieds, tout est fade. Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? J'ai l'impression d'avoir été drogué ou d'être en plein voyage astral. Vous savez, le voyage astral c'est cette expérience que certains ont eu, où vous sortez de votre corps et vous vous voyez de l'extérieur. J'imagine qu'on voit le monde de la manière dont je le vois là, je ne sais pas pourquoi. Le vert des arbres n'est plus vert, les tags sur le train ne sont pas flashy, mes baskets n'ont plus de couleur. Elles sont rouges j'en suis sûr.

Merde.

Je passe le petit cabanon qui vend des boissons fraîches et des cochonneries en tout genre et je m'enfonce dans la forêt. Je dois avoir l'air d'un hurluberlu à regarder partout autour de moi. On dirait une mouche qui ne sait pas où se poser. Je ne sais pas ce qu'il se passe aujourd'hui, mais je crois que si le burn-out existe, c'est à ça qu'il ressemble. Non ?

Je suis trop fatigué pour m'attarder sur ces détails. Ils n'ont pas d'importance mais ils me parasitent. Les bruits ambiants me font l'effet d'un brouhaha qui tourne et frappe ma tête dans un mouvement de panique, mes yeux me brûlent. La lumière est toujours aussi intense, le ciel me fait penser aux lumières qu'utilisent les photographes... Un énorme écran blanc qui ne permet pas la création des ombres. C'est donc pour ça que tout est si pâle, il n'y a pas d'ombres!

Je rentre dans l'immeuble et je ne prends même pas la peine de relever le courrier. Personne ne m'écrit à part le trésor public de toutes manières. Le trajet du rez-de-chaussée au quatrième me parait être aussi long que de gravir l'Everest, ce foutu ascenseur est d'une lenteur...
J'essuie mes chaussures trempées par le crachin sur le tapis de l'entrée et je pose mécaniquement les clés dans le pot sur la console. Je retire mon T-shirt et mon jean mouillés et je les lance directement dans le tambour de la machine à laver. En caleçon, je m'affale sur le canapé et prends ma tête dans mes mains. Je sens que j'angoisse encore, la boule remonte de mon ventre jusque dans mon œsophage et reste coincée là. Faut que j'appelle Caro, c'est trop bizarre.

Sonnerie du téléphone.

"Le numéro que vous avez composé n'est pas attribué, votre appel ne peut aboutir."

HEIN ? Elle a changé de numéro dans la journée et elle ne m'a rien dit? Ah ben super, on voit les potes hein. Il ne manquait plus que ça à cette journée pourrie. J'ai une amie sur la Terre et il faut qu'elle me laisse tomber un jour pareil. Tant pis, je vais faire sans elle ce soir.
Mon ventre gargouille, je le sens se tordre en me suppliant. Au moins ici, je suis au calme. J'ouvre le frigo sans regarder vraiment ce qu'il y a dedans, de toutes manières je n'ai pas fait les courses depuis mercredi dernier. Des tomates cerises à moitié moisies se battent en duel à mort dans le compartiment des fruits et légumes. Je referme le réfrigérateur et attrape le menu du pizzaïolo d'en face, on va faire très simple ce soir.

Sonnerie du téléphone.

"Bonsoir, je voudrais commander une pizza 4 fromages et une Margarita s'il vous plait."

....

"Heu livraison."

...

"Oui, en liquide."

...

"40 minutes ? Ok."

...

"Merci, bonsoir."

Il n'y a plus qu'à attendre. Franchement ça ne peut pas continuer comme ça. Je suis si fatigué que j'en perds la boule ? En attendant, mes couleurs ne reviennent pas, mes sensations sont toutes comme embourbées dans un ciment épais. Chaque fois que je bouge, j'ai l'impression de peser dix fois mon poids.

Mais pourquoi Caro n'est pas là, bordel.

Je vais prendre une douche mais je me perds sous l'eau qui ruisselle le long de mon corps. Ma tête est enfouie sous cette douce sensation de chaleur, elle me lave de la journée que je viens de passer. Je n'ai pas envie de sortir. Je garde un œil sur l'horloge à côté du miroir, faut que je me bouge, le livreur va arriver.

Driiiing.

J'ai eu le temps d'enfiler un pantalon de jogging et un T-shirt propre, je me rue sur l'interphone. Je meurs de faim, la salive envahit déjà ma bouche rien que de penser à la mozzarella sur la pâte croustillante. J'entend le livreur monter, je l'attends sur le pas de la porte.

"Bonsoir monsieur, voilà votre commande! me lance-t-il essoufflé.

_ Bonsoir, merci beaucoup.

Je récupère les deux boîtes en carton qui sentent le paradis. Je lui donne quelques pièces de pourboire et je referme la porte alors qu'il repart déjà pour une nouvelle course à vélo. Je pose les pizzas sur la console... Il faut que je lui demande.

Je ressors en vitesse et descends quelques marches pour le rattraper!

"Hé! Attendez!

_ Ce n'est pas la bonne commande ? me demande-t-il inquiet en se retournant.

_ Quoi ? Ah, heu je ne sais pas je n'ai pas regardé, mais je vous fais confiance."

Je reprends ma respiration. J'ai l'impression que je vais passer pour un fou, mais tant pis, je dois en avoir le cœur net.

"Vous n'avez pas remarqué des choses bizarres aujourd'hui ? Enfin dans votre quotidien je veux dire...

_ Mmmh non. Enfin j'crois pas. Ça dépend ce que vous appelez "bizarre". Ma femme rentre de plus en plus tard de son travail, mais j'pense pas que vous vouliez parler de ça.

_ Vous voyez les couleurs ?

_ Non, mais comme d'habitude.

_ Comment ça comme d'habitude ? Vous ne voyez jamais les couleurs ?

_ Ben pas depuis qu'on nous a changés de globe il y a deux semaines, non. Je pense qu'ils ont eu un bug avec leurs réglages, ça va sûrement revenir.

_ Vous savez quoi ? Je ne comprends rien du tout à ce que vous dites. Quel globe ? Quels réglages ? Vous vous foutez de moi ?"

Je sens que je deviens agressif, mais il se fout de ma gueule ce con.

"Bon écoutez m'sieur, vous n'allez pas l'air d'aller bien... Et moi j'ai des commandes à livrer, faut vraiment que j'y aille. Bonne soirée!"

J'y crois pas, il s'est enfui.

Prochain arrêtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant