1# Le départ

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Il fait vraiment un temps pourri. Pour un mois de novembre il fait doux, mais pour un mois de juillet... Quelle poisse !

Le trajet me parait durer cent ans aujourd'hui. Pourtant je l'ai fait des dizaines de fois, je le connais par cœur. Je pense que si je laissais ma valise rentrer seule à la maison, elle le ferait même sans les roulettes. Le trajet dure exactement quarante minutes à partir du moment où les portes de la rame se referment. Mais aujourd'hui ce sont des années qui défilent sur le cadran de ma montre. Elle a beau être rayée sur le dessus, je vois bien que ça n'avance pas. Ou peut-être que ça ressemble à ça, le début de la folie?

Mais non! Je suis juste fatigué de cette semaine. Ce patron va finir par me tuer à m'envoyer vadrouiller par monts et par vaux voir ces stupides clients. On ne pourrait pas embaucher quelqu'un d'autre pour aller recueillir leurs avis sur notre dernier diffuseur électrique ? Je suis ingénieur moi, pas reporter. Je pense pour produire, je produis pour vendre. Les gens à qui nous vendons ne m'intéressent pas, et leurs avis encore moins.

Bon, le temps me joue des tours aujourd'hui, c'est certain. J'observe les autres voyageurs, je les décortique pour m'occuper. Il y a cette femme un peu plus loin derrière la première porte de la rame et les strapontins. Elle doit avoir une soixantaine d'années et elle est belle. Ses cheveux sont poivre et sel mais ont quand même l'air plutôt salés, on ne va pas se mentir. Ils sont coiffés en un carré un peu en bataille, certaines mèches ondulent et d'autres sont raides comme des baguettes. Ce que j'aime physiquement chez elle, c'est qu'elle n'est pas maquillée comme la majorité des femmes de son âge. Elle ne s'est pas obstinée à mettre du noir autour de ses yeux, aucun trait ne durcit son visage. Elle n'a pas non plus mis une tonne de blush pour faire semblant d'avoir bonne mine. Cette femme a l'air fatiguée par sa journée et par la vie, et elle l'assume. Je l'ai remarquée en première car elle se tient particulièrement droite sur son siège malgré le peu de confort qu'il offre. C'est comme si elle voulait faire transparaître toute sa dignité à travers sa posture, elle est élégante.

Près de la fenêtre du carré opposé, il y a cet adolescent qui n'arrête pas de me regarder. Il ne sait pas que je le vois car il continue. Ou alors il attend de croiser mon regard pour je ne sais quelle raison... Il est un peu étrange dans sa façon d'être. On dirait presque qu'il a bu, sa tête dodeline et frappe doucement contre la vitre lorsque le train s'immobilise en gare. Ses paupières papillonnent comme s'il manquait de magnésium ou qu'il était frappé par un choc électrique. (J'ai vu ça dans certains films d'action je crois)

Son jean troué laisse entrevoir des genoux abîmés et sa casquette violette lui donne un faux air de rappeur américain. Je crois d'ailleurs que c'est à ça qu'il aimerait vraiment ressembler. Malheureusement, il n'a pas plus de quinze ans et son air trop juvénile lui fait perdre en crédibilité. Il a plutôt l'air d'un chiot paumé qui se serait enfui de chez lui. Il est peut-être sur le chemin du retour ce gamin, comme moi.

En face de lui, ce papy me fait presque de la peine. A moins qu'il ait un implant dans le cerveau qui puisse le faire communiquer à distance, ce dont je doute, il parle tout seul. Il doit croire qu'il parle vraiment à quelqu'un, mais qui ? Sa femme ? Ses enfants ? Un ami ? Je ne le saurai jamais, pourtant je me pose encore la question. Mes pensées dérivent...

Que m'arrivera-t-il à son âge ? Prendrais-je encore ce train tous les jours? Qu'aurais-je fait de ma vie ?

Les quelques cheveux qui lui restent sont coupés courts à l'arrière de son crâne battu de petits cratères et cicatrices. Avons-nous tous autant de marques sur le caillou ou les chauves en ont-ils plus ? Son pantalon marron délavé en tissu tient à peine sur ses hanches tant il est maigre et la ceinture en cuir n'a plus assez de trous pour le maintenir. Ses lunettes tombent sur le bout de son nez à chaque secousse du wagon et il ne sourit pas. Son air est triste et résigné, comme s'il connaissait déjà l'issu du voyage.

Je pense aussi que je connais l'arrêt auquel cet homme descendra. Je ne voudrais pas m'avancer, mais c'est le même terminus pour tout le monde je crois...

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