Chapitre 10

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Q

uelques longues et paisibles années se sont passées sur Toulghar. Âgé de vingt-deux ans, Taï est devenu un homme grand et fort qui fait la fierté de ses parents. Il n'est pas rare de le voir partir en quête de chasse avec son garou pendant plusieurs jours. Connaissant les moindres recoins du royaume d'Hyprès, cet intrépide aventurier n'hésite pas à s'aventurer au-delà de cette région. Aux pieds des chutes d'eau remontantes, il se heurte à un problème de taille. Lui seul peut parvenir à les franchir, car une telle ascension serait trop risquée pour un garou. Les bras tendus pour plonger, il donne les dernières instructions à son fidèle ami.

—Je vais juste voir ce que je peux trouver là-haut, ne t'inquiète pas. Si je ne reviens pas d'ici une heure, envoie-moi les secours !

—Et comment ?

—Les dragons pourront survoler la région sans problème !

Taï saute à l'eau et atteint en quelques secondes à peine les chutes d'eau. Pris dans leur courant le poussant vers le sommet, il se laisse dériver. Quand il arrive enfin sur son objectif, il nage tel un athlète olympique jusqu'à la rive et observe cette région inconnue. Ses parents lui avaient pourtant défendu d'y aller, se rappelant les dangers qu'ils avaient dû surmonter. Mais c'était sans compter sur son obstination et sa désobéissance. Assoiffé de découvertes, le jeune homme intrépide s'engage dans une végétation marécageuse. Les grandes herbes coupantes lui cachent un peu la vue et la boue ralentit sa progression. Soudain, il lui semble entendre un bruit dans les feuilles. Sans se laisser abattre, il continue d'avancer, jetant de temps en temps un œil autour de lui. Cela fait presque cinq cents mètres qu'il marche dans ce bourbier et les feuilles oscillant avec le vent deviennent de plus en plus bruyantes. Il lui arrive même d'en apercevoir bouger à quelques mètres seulement. Cette fois, il n'y a plus aucun doute, il est bel et bien suivi. Il ne tente pas d'alerter l'intrus, soucieux de perdre une proie facile. Alors, il se pose genoux au sol et attend patiemment que son suiveur se dévoile. Face à lui, les feuilles bougent à nouveau, puis sur sa gauche. Il tourne la tête, inquiet. D'autres mouvements s'annoncent tout autour de lui. Cherchant désespérément le couteau à sa ceinture ou l'arc qu'il avait attaché sur son dos, il ne tâte que les liens végétaux déchirés, servant à les transporter. Il a certainement dû les perdre dans les remous des chutes d'eau. Se sachant encerclé et sans moyen de défense, il n'a plus d'autre alternative que de signaler sa présence.

—Qui est là ?

Mais personne ne répond. Au lieu de ça, il entend de petits claquements de dents. Bien en appui sur ses jambes, il s'apprête à fuir le danger à tout moment. Soudain, un gros ver vivant dans la vase, sort sa tête. Son aspect est répugnant et sa gueule décrie plusieurs rangées de dents acérées autour d'une langue gluante. D'une envergure de presque trente centimètres, cette tête dépourvue d'yeux s'agite au moindre bruit. Le reste du corps s'extirpe lentement de la vase et longe le sol vers Taï resté immobile pour ne pas l'alerter. La créature longue de plus de deux mètres glisse en ondulant comme un serpent. À mesure qu'elle avance, le cœur de Taï se met à battre de plus en plus vite. La moindre onde qu'il produit alerte le ver, qui sort une fois de plus ses dents dans sa direction. Cette fois, c'est pour mordre et Taï parvient à parer son attaque en faisant pivoter son torse. D'une main, il attrape le cou et de l'autre, il lui assène un violent coup de poing. La bête tombe au sol assommée et ses congénères rappliquent aussitôt. Cette fois, il n'a plus d'autre choix que de fuir. D'un bon, il parvient à esquiver plusieurs attaques et retombe quelques mètres plus loin dans la vase. Les créatures plongent dedans et se lancent à sa poursuite. Tout ce qu'il peut apercevoir d'elles, ce sont les ondulations qu'elles laissent à la surface de la boue. Les jambes encore coincées, il rampe pour s'extraire au plus vite, mais ne parvient pas à fuir. Ses assaillants sont bien plus rapides et cet élément n'est pas le sien. Il se retourne une dernière fois, les pieds encore embourbés et ne peut qu'observer l'une des créatures se jeter sur lui pour tenter de le mordre à la gorge. Il parvient quand même à la saisir en plein vol, cramponnant fermement ses doigts dans la peau visqueuse de son cou et se retrouve plaqué au sol une fois de plus. Alors qu'il sent la fin proche, l'impensable arrive. À peine a-t-il heurté le sol, qu'une gerbe de boue l'ensevelie. Les yeux fermés, il retient sa respiration, tout ce qu'il ressent, c'est cette matière froide et épaisse qui se resserre sur lui. Elle devient de plus en plus liquide et ses mouvements peinent de moins en moins. Il sait qu'il n'est plus dans la vase, mais cette matière, on dirait de l'eau. Ouvrant les yeux pour comprendre ce qui lui arrive, il tient toujours le ver fermement, mais se retrouve immergé au milieu d'une vaste étendue d'eau. La créature semble ne pas y être à l'aise et il profite de cette occasion pour la relâcher et regagner la surface se trouvant à une dizaine de mètres au-dessus. Il aperçoit une ombre dans le lointain qui se rapproche à grande allure. Le ver tente également de le rejoindre et il se met à nager de plus en plus vite. Les dents de celui-ci s'écartent et glissent le long de sa jambe. Soudain, l'ombre qui les a rattrapés se dévoile. C'est un jörnum. Ce dragon vivant dans la mer de Siar saisit alors le ver dans sa gueule et n'en fait qu'une bouchée. Il plonge vers le fond pour mâcher sa proie peu comestible. Profitant de l'occasion, Taï redouble d'effort et nage vers une plage qu'il aperçoit à l'horizon. Quelques minutes plus tard, il arrive enfin sur les galets jonchant une côte qui s'étend à perte de vue. Cela ne ressemble en rien avec ce qu'a pu lui décrire Nolhan des régions connues de Toulghar. Cette plage est bien trop grande pour être celle de l'île des Anciens. Mais alors, où se trouve-t-il et comment est-il arrivé dans un tel endroit ? Il ne lui reste plus d'autre choix que de s'aventurer vers ce lieu sauvage pour le découvrir. Regagnant le sommet des dunes caillouteuses, il entreprend une longue marche vers ce qui ressemble à une forêt. Cet environnement, il le connaît bien, mais ce ne doit certainement pas être le même que le royaume d'Hyprès. Il est parti voilà plus de deux heures, et le garou a probablement donné l'alerte, ameutant les dragons pour survoler les marécages. Pourtant, quelque chose l'intrigue. Quand il a quitté sa région, le soleil était presque au zénith, indiquant la fin de matinée. Or, il aperçoit ce même soleil décliner à l'horizon, ce qui indique qu'il doit être tard. La mer de Siar est immense et nul ne sait ce qui se trouve de l'autre côté. Il a sûrement dû voyager assez loin pour se retrouver sur la face opposée de Toulghar. Marchant plus d'une heure durant, il pénètre à présent dans l'épaisse végétation. Les arbres ne ressemblent pas à ce qu'il a déjà vu. Ils n'ont pas de feuilles, mais à la place des milliers de bourgeons, gros comme une pomme. Ces végétaux imposants à l'aspect tortueux semblent s'illuminer à mesure que l'obscurité s'installe. Taï décide de s'approcher de l'un d'eux, il voit apparaître la sève phosphorescente luire au travers d'un système sanguin juste à la surface de l'écorce. Toutes les deux secondes à peu près, il perçoit les battements cardiaques venant de la souche et les milliers de cavités sanguines grossissant à son rythme. Il fait nuit et l'arbre s'illumine jusqu'à la cime. Soudain, il entend un hennissement. Lui qui n'a jamais entendu ce genre de bruit est intrigué et part immédiatement découvrir ce que cela peut-être. Il entre alors dans une clairière et reste médusé devant la créature. C'est une sublime licorne noire en train de paitre tranquillement. Mais de l'autre côté, caché dans la nuit, plusieurs yeux d'un rouge très vifs s'ouvrent et le regardent fixement. À mesure qu'ils se rapprochent, il découvre des dizaines d'autres licornes, mais il fait trop sombre pour les voir en détail. C'est alors que celle qui lui tournait le dos redresse la tête et la dirige dans sa direction. Les yeux rouges comme la braise et des naseaux crachant une fumée blanche et épaisse la rendent subitement moins amicale. Elle ouvre la bouche et dévoile une rangée de dents tranchantes comme des lames de rasoir. La bête se cabre, poussant un hurlement, ce qui attire le reste du groupe. Taï sait qu'il doit fuir à nouveau et se rappelle ce dont Nolhan lui avait parlé sur ces régions inconnues. Elles sont inhospitalières et dangereuses. De gentilles licornes ne pourraient pas y survivre. Rebroussant chemin, il court à toute allure au travers des bois éclairés. Les licornes se sont lancées à sa poursuite et galopent aussi vite qu'un garou. Paniqué, il ne prête même pas attention à la métamorphose des arbres. Les bourgeons viennent d'éclore, libérant une multitude de lianes gluantes, descendant vers le sol. La meute est presque sur lui, il peut sentir le souffle d'une licorne dans son dos. Elle tente de le mordre à plusieurs reprises, laissant un claquement de dents terrible. Soudain, il se sent agrippé et ne peut plus faire le moindre geste. Inclinant la tête, il aperçoit son assaillant lui aussi pris au piège dans les lianes. Les autres fuient devant le danger, les laissant pris au piège. Tirés vers le haut, ils sont enveloppés, roulant sur eux-mêmes comme pour former un cocon. Taï ne peut presque plus respirer, il sent sa poitrine se resserrer et ses forces le quitter. Il ne reste plus une trace de lui à l'extérieur de sa prison végétale. Soudain, une lumière intense jaillit de l'intérieur, perçant de minuscules failles d'air. Elle s'intensifie durant une dizaine de secondes puis s'éteint aussitôt.

Taï réapparait en position fœtale sur une étendue de glace, en plein blizzard. Seule la lumière témoignant de son arrivée a alerté un groupe de chasseurs Yatos. Il est recueilli avec soin et transporté dans le palais. Le lendemain, il se réveille dans une chambre de glace, recouvert de plusieurs couches de peaux animales. On lui amène à boire et de quoi se nourrir. Il ne raffole pas vraiment de la nourriture Yatos, mais il est tellement affamé qu'il engloutit les plats entiers. Peu de temps après, il est conduit auprès du roi d'Agus. Celui-ci pose un genou à terre en le voyant, suivit par tous ses sujets.

—Non, je vous en prie ! dit taï. C'est à moi de m'agenouiller devant un roi. De plus vous m'avez sauvé et je vous en suis reconnaissant.

Le roi d'Agus se relève et accourt serrer Taï dans ses bras puissants.

—C'est tout à fait normal ! Nous avons une dette éternelle envers ta famille et nous devons prendre soin de toi !

—Oui, je sais. C'est à cause de la prophétie.

—Je vois que Nolhan t'a tout dit !

—Non, pas tout, je sais qu'il me cache encore quelque chose, un secret qu'il ne veut pas me révéler tout de suite.

—Tu as bien grandi et tu es devenu un homme ! Mais comment es-tu arrivé ici ?

—C'est une longue histoire et je crois que cette prophétie va bientôt arriver.

Durant de longues minutes, il raconte ses aventures au roi médusé. Quand son récit arrive à sa fin, le chef Yatos reste sans voix.

—Alors, c'est arrivé ! dit-il. Les anciens t'ont bel et bien fait ce don. Nous devons te ramener immédiatement auprès de tes parents et leur raconter. D'ailleurs, ils doivent être morts d'inquiétude. Gardes ! Préparez un convoi et escortez notre hôte jusqu'au royaume d'Hyprès. Transmets mes amitiés à tes parents, ainsi qu'à tes amis et au peuple Alfat. Puisses-tu réussir dans ta quête mon ami.

Les deux êtres se font une dernière accolade avant le départ. Taï quitte le palais de glace et grimpe sur le dos d'un Yatos. Deux autres les accompagnent, ils partent au pas de course bravant le blizzard.

Les enfants de Toulghar, tome 3, la dominationWhere stories live. Discover now