ALICE

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- Tu sais... on m'avait dit que dans le sud du Canada, les champs étaient de la couleur de l'espoir et que le soleil brillait si fort qu'on ne pouvait pas le regarder sans devenir complètement aveugle.

- Oh, je vois. Ce n'est pas le cas ?

- Aujourd'hui, il n'a plus qu'une fois, de quatre heures du matin à maintenant, et si tu veux tout savoir, les champs ont été moissonnés, donc ils sont plutôt jaunes.

- J'aime bien le jaune, moi, avait déclaré Mary à l'autre bout du fil.

- Moi aussi.

- De quoi te plains-tu, alors ?

- Je n'aime pas ce jaune là, décida Alice.

Elle entendit Mary soupirer dans le combiné.

- Je pense surtout que tu as déménagé avec la certitude que c'était provisoire...

- Sauf que ça ne l'est pas, je sais, soupira Alice. T'as vu ma mère aujourd'hui ?

- Ouais. Oli m'a envoyé chercher une brique de lait tantôt et elle était... là.

- Comment elle était ?

Mary eut un long moment d'hésitation.

- Désorientée, finit-elle par lâcher.

Alice regarda la fenêtre. Puis elle regarda par la fenêtre. La pluie tombait désespérément sur le paysage inhabité. Elle n'avait jamais vu une fenêtre aussi triste, triste de n'avoir rien à montrer.

- Et ton père ?, demanda soudain Mary.

- Correct.

- C'est-à-dire ?

- Correct. Je n'ai rien à ajouter, en fait.

Elle aurait pu lui dire qu'à leur arrivée, il l'avait plantée là avec les cartons pour aller explorer le pub du coin, cartons qu'elle avait déballés toute la soirée avant de tomber de sommeil sur le canapé en toile. Elle aurait aussi pu lui dire qu'elle avait été réveillée à cinq heures le lendemain par son père qui rentrait, claquant la porte derrière lui. Elle aurait pu lui dire qu'il avait dormi toute la journée.

Elle aurait pu.

- Un voisin mignon en vue ?, interrogea Mary.

Alice jeta un coup d'œil à la deuxième fenêtre du salon, qui donnait sur la maison en brique des voisins.

- Négatif. C'est le genre de pavillon familial qui abrite cinq enfants et un labrador blond.

- Il n'y a pas de mal à habiter avec quatre frères, répliqua Mary en connaissance de cause.

- Et ils ont un monospace, c'est pas familial, ça, peut-être ?

- Je vois le genre.

- Moi aussi, malheureusement, soupira Alice. Leur baraque n'est pas trop mal.

- Pas trop mal ?

- Mieux que la notre.

- La votre, elle est comment ?

- Elle fait trop... famille normale à mon gout. Et on n'est pas une famille normale.

- Vous pourriez le devenir, objecta Mary.

- Certainement pas. Ma mère vit à l'autre bout du pays et mon père est alcoolique. On a ni chien, ni tortue et...

- Et ?

- Et les enfants issus de famille normale sont heureux, or, je ne suis pas heureuse, soupira Alice.

- Tu crois qu'ils sont heureux parce qu'ils ont une famille normale ?

- Je pense qu'ils sont heureux parce qu'ils ont une famille normale, sans pour autant être heureux d'être une famille normale.

- Alice, tu m'as perdue.

- Laisse tomber.

Une mélodie résonna dans le hall.

- Mary, je dois te laisser. On sonne à la porte.

- Vous avez une... sonnette ?

Elle avait prononcé ce dernier mot avec un certain dédain.

- Il paraît, soupira Alice.

- Famille normaaale, chantonna Mary.

Alice posa le combiné et descendit les escaliers a toute vitesse. Une sonnette... pensa-t-elle. C'est comme un monospace, mais en pire, puisque cela veut dire qu'on est assez prétentieux pour penser que l'on va recevoir de la visite.

La porte en chêne s'ouvrit sur une dame. Son parapluie rouge et son bonheur l'éblouissait.

- Bonjour, chantonna-t-elle. Je suis Mrs Ross de la maison d'à côté.

- Bonjour, Mrs Ross de la maison d'a côté. Enchantée.

La maison d'à coté... Mon Dieu. La dame au monospace.

- Pas autant que moi. Vos parents sont là ?

Alice pensa à son père qui cuvait dans son lit. A sa mère qui habitait à Whitewood, à l'autre bout du Canada.

- Ils n'ont jamais vraiment été là. Et même quand ils étaient là... Ils n'étaient pas là.

Mrs Ross la regarda d'un drôle d'air.

- Je vous ai apporté de la tarte.

- De la tarte ? Pourquoi ?, s'interrogea Alice à voix haute.

- C'est ce que les gens offrent quand des nouveaux voisins emménagent, ici.

Pourquoi offrir une tarte à un inconnu alors qu'on pourrait, finalement, la garder pour soi ? Elle se garda bien de lui demander. Il lui restait dans la tête un minimum de codes sociaux.

- C'est très gentil.

Elle s'empara de la tarte. Que fallait-il faire à présent ? L'inviter à entrer ? A boire le café ? Ils n'avaient même pas de machine à café.

- Je vais vous laisser rentrer chez vous, dit Alice. Il fait trop humide, je ne vais pas vous imposer de rester là. Vous voulez la moitié de votre tarte ? On en aura de trop.

Le strict minimum de codes sociaux, en fait.

- Gardez-la. Et régalez-vous. La cuisine, c'est du partage, avant tout.

- C'est très gentil.

Les réverbères s'allumèrent dans la rue derrière Mrs Ross, ce qui étonna Alice puisqu'il était seulement 17h30. Ils diffusaient une lumière chaude, un jaune teinté d'orange et elle soupira en pensant qu'elle préférait ceux de Whitewood, qui diffusaient une lumière orange teintée de jaune.

- Au revoir, Mrs Ross.

- C'est mon fils qui l'a faite.

- Quoi ?

- La tarte. C'est de mon fils.

- Alors, merci à votre fils.

Alice ferma la porte et s'installa sur l'appui de fenêtre, faute de chaises et de table. Elle prit un couteau dans l'évier et découpa un triangle parfaitement symétrique dans la crème. Elle n'avait même pas pris la peine de lui demander quel goût avait cette tarte. Peu importe, elle allait bientôt le savoir.

// HELLO ! Voici mon premier chapitre. J'espère qu'il vous plait et que l'histoire n'est trop confuse. Vos avis sont très importants, qu'ils soient positifs ou non.//

Our garden storyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant