Charlie Winslow avait toujours trouvé abominable qu'on puisse avoir une vie parfaitement normale. Dans la rue, les gens normaux l'angoissaient. A la télévision. Au supermarché. A l'école. Surtout à l'école.
Dès son plus jeune âge, sa mère - après avoir lu tout le stock de bouquins de psychologie de la bibliothèque du coin - l'avait amicalement qualifié de phobique social, lui rappelant au passage qu'il était différent. Encore une étiquette. Il ne comprenait pas en quoi être différent était une mauvaise chose aux yeux de la société - il ne comprenait pas, et cela le rendait encore plus différent.
Sa mère gara le monospace devant l'école élémentaire d'Eston et Harry, son frère, se laissa glisser sur le siège arrière à gauche de Charlie.
- Salut, tout le monde, fit-il sans entrain.
- Bonne journée ?, demanda Mrs Ross.
- Est-ce que se prendre un 2 en math peut être considéré comme un facteur de bonne journée ?, rétorqua Harry.
- Tu te reprendras, souffla Charlie en regardant par la fenêtre.
- A vrai dire, j'en sais trop rien. C'est galère, la quatrième.
- Je me réjouis de te voir au lycée, mon pote.
- Je ne suis pas si pressé d'y être, soupira Harry.
Charlie fit un énorme effort de concentration pour tenter de se rappeler l'année de sa quatrième primaire, et à vrai dire, il ne s'en rappela pas.
- Et toi, Charlie, ta journée ?, demanda Mrs Ross.
- Boh.
- Quelle éloquence.
- C'était juste une journée normale dans la vie normale d'un gars normal qui va dans une école normale remplie de gens normaux qui ont eux-mêmes des vies tout à fait normales, soupira Charlie.
- Ca ne me dit pas si c'était une bonne journée, ça.
- C'est quoi, une bonne journée ? Peut-on vraiment dire qu'un jour est bon ou mauvais ? Les journées, on les subit. On se lève tôt, on s'emmerde neuf heures, puis on rentre chez soi et on tente de révolutionner le monde assis devant son écran, à regarder des vidéos ou à écrire des romans en essayant de se convaincre que tout cela sert à quelque chose.
- Il y a quand même... des journées meilleures que d'autres, se défendit Mrs Ross.
- Tu veux parler de ces journées a travers lesquelles on se contente de se sortir plus ou moins indemne ? D'éviter plus ou moins les problèmes ? De rendre l'avenir plus ou moins possible ? Bordel, quelle vision déprimante, cracha Charlie.
Le silence de Mrs Ross en disait long sur ce qu'elle pensait de son fils. Il régna dans la voiture jusqu'à ce qu'ils arrivent à la maison familiale. Charlie sortit, son sac sur le dos et alla dans la boîte aux lettres. Il adorait les boîtes aux lettres. Il adorait les lettres et, ce jour-là, sa passion pour la correspondance fut alimentée par une dizaine de lettres, qu'il déposa sur le comptoir.
Mrs Ross s'en approcha et les tria. Factures, Invitation à la fête d'Halloween du village, Factures.- Il y a une pour toi, Charlie, signala-t-elle.
- Moi ?
- A ma connaissance, il n'y a pas d'autres Charlie dans cette maison.
Il se contenta de se taire et s'empara de l'enveloppe en l'arrachant presque des mains de sa mère. Il monta les escaliers deux à deux pour rejoindre sa chambre - Il avait bien essayé de les monter quatre à quatre une fois mais sa tentative avait terminé à l'hôpital avec une entorse sévère.
L'enveloppe était rose pale, et l'en-tête indiquait à l'intention du gars de la tarte, le fils de Mrs Ross. Il en extirpa un carré de feuille quadrillée pliée en sept, précisément. L'écriture était ronde et aérée, avec des cercles sur le haut des i, ce qui fit sourire Charlie.
« Perfection (adj, f.) : certains pensent que la perfection n'existe pas. D'autres attendre de voir pour croire. D'autres encore n'y croient plus. Je faisais partie de la troisième catégorie jusqu'a ce qu'une charmante dame roulant en monospace sonne à ma porte avec une tarte - parce qu'offrir une tarte aux nouveaux voisins c'est comme une tradition, ici, visiblement. J'ai pris cette tarte, je l'ai mise devant moi et j'ai découpé un triangle parfaitement isocèle dans la crème. Je pourrais écrire que je l'ai reniflée un long moment mais c'est faux, je l'ai postée devant ma bouche et, de la manière la plus simple qu'il soit, j'ai croqué dedans.
J'ai. Croqué. Dedans.
Voilà ma définition de la Perfection. Croquer dans une tarte dont on ne connaît pas encore le goût et se laisser transporter. C'était meilleur qu'un pot de Nutella - même à la cuillère. Meilleur que le début de ma chanson préférée. Meilleur qu'un feu de bois et des chants de Noël. Meilleur que le parfum de la forêt en automne. Meilleur que la satisfaction de se rouler dans un plaid bien chaud après une fin de journée. Meilleur qu'un coucher de soleil sur les dunes et l'horizon. Meilleur que le mot meilleur.
Tout est dit, Charlie.
Alice. »Charlie replia la lettre qui avait été savamment pliée et la posa sous son oreiller. Elle dégageait une odeur d'humidité et de cigarette qu'Alice avait tenté de masquer avec un parfum vanillé. Il ouvrit la fenêtre et s'appuya contre le petit balcon pour observer la maison voisine, qui n'avait pas été habitée depuis des années et que la famille d'Alice avait fait revivre. Leur présence était en soi un petit miracle pour cette bâtisse à l'abandon depuis presque dix ans maintenant. L'allée était déserte, Alice n'était pas là.
Il s'allongea sur son lit et contempla le plafond qui ne lui avait jamais paru aussi beau.- Meilleur que le mot meilleur..., répéta-t-il.
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Our garden story
Teen FictionLa deuxième maison sur Long Street n'était plus habitée depuis bien longtemps - à se demander si elle l'avait déjà été. Il restait à Charlie Winslow, le fils de la maison voisine, des bribes de souvenirs de son enfance, les nuits d'étés passées à c...