-- Plafond --

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Je ferme les yeux. Dans mon esprit tout devient clair. Je chasse les pensées comme le vent emporte les graines de pissenlit, telle une neige d'été qui s'envole dans les derniers rayons du soleil, ceux qui disparaissent derrière les arbres du jardin. Dans ce même jardin aujourd'hui, il n'y a plus que les feuilles orangées, mourantes, des jeunes chênes qui déclinent sous l'impact du jour estompé. L'automne s'achève et le ciel se teinte d'un bleu pastel et les nuages se couvrent de violet pâle ; le tout ressemble à de la soie, tissée par les étoiles : la Nuit revêt les couleurs de la Lune. C'est toujours à ce moment – alors que la bienséance nous dicte d'aller nous coucher – que cette folle envie de courir à travers champs et forêts nous vient et s'installe avec ténacité dans notre cœur. Et ça résonne comme un chant, un appel, un écho lointain, perdu, enfoui au plus profond de la campagne. En automne, on ne peut que s'imaginer en train de marcher, les bras écartés, frôlant les doux épis d'orge qui ondulaient encore il y a quelques mois telles les vagues d'une mer paisible. Et ça ne satisfait qu'à moitié ce fantasme, bien loin d'assouvir le désir de liberté qui ne cesse de croître à l'ombre de nos regrets. Pourtant c'est là que s'achève chaque rêve, dans la fatigue d'une fin de soirée.

Je me décide à rejoindre ma chambre, sans oublier de passer devant les touches noires et blanches du piano. De mes doigts, je frôle le vieil instrument, celui de maman. « Cette petite est douée, et plus qu'un autre qui aurait passé sa vie entière à apprendre comment jouer, si douée que n'importe quel dieu tomberait amoureux de son talent ». Je me revois au coin de la pièce, attendant ma mère qui discute avec une de ses collègues du conservatoire. Ma passion pour le piano je la tiens d'elle et cet instrument, c'est pour moi ce que la danse fut à Giselle, et je sais qu'un jour et peut-être même aujourd'hui, je voudrais jouer sans m'arrêter, sans m'épuiser, sans en mourir. Si seulement il ne me fallait pas vous dire adieu piano et champs de blés. Adieu..., adieu ! Mon cœur se scinde sous le poids des responsabilités.

Il faudrait que je dorme, parce que je le dois à mon corps éreinté. Je m'allonge dans le lit, les yeux tournés vers le plafond obscurément blanc, et je pousse un profond soupir. À vingt-cinq ans, je dois plisser des yeux pour me souvenir de mon enfance qui me semble toujours plus lointaine. Tout y a l'air plus simple, et les rêves y semblent même plus accessibles. Il ne s'agissait pas de s'imaginer courir dans un champ, il était question de voler, de grimper aux arbres, d'explorer le monde ! Être adulte n'a rien de très amusant, et à la place de croire, j'ai appris le sens du mot espoir.

Quand j'ai commencé à travailler comme femme de chambre, je n'en ai pas tout de suite vu les inconvénients. Je gagnais de l'argent grâce à quelque chose que je savais faire, c'était déjà un bon début. De l'argent, on en a toujours besoin. Au début on y croit vraiment, au bout de six mois on se le rappelle pour tenir encore un peu et au bout de deux ans, on s'y accroche désespérément parce que c'est tout ce qui nous reste. Après tant d'années à travailler dans les mêmes couloirs, c'en est presque soulageant de les quitter, même si cela signifie un retour à la case départ.

Le plafond. C'est le sujet de presque toutes mes nuits, parce que toutes les nuits, je ne parviens pas à m'endormir. Je rêverais qu'il ne me suffise que d'un coup de paupière. Mais je reste là, les yeux ouverts sur l'immensité sombre du ciel voilé. Il n'y a pas d'étoiles, et c'est angoissant parfois. À d'autres moments, c'est plutôt rassurant ; les étoiles me reflètent mon insignifiance, et quel être humain déjà au bord du gouffre a besoin d'une telle leçon ?

Je vais le regretter. Il faudrait que je m'endorme dans l'immédiat, mais rien à faire, mes pensées ne me lâchent pas. Elles me tiennent éveillée une bonne heure encore, puis, à force de fixer ce plafond inerte et atone, je finis par chuter dans un profond sommeil martelé de voyages insensés.

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 25, 2024 ⏰

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ÉléonoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant